Harchi Kaoutar (1987-) - "
Comme nous existons : récit" –
Actes Sud / Babel, 2021 (ISBN 978-2-330-18186-4)
Un livre pour le moins paradoxal, avec un côté fort médiocre et décevant, et un autre fort positif.
Commençons par le côté décevant.
L'auteur décrit son propre parcours : fille d'immigrés pauvres d'origine marocaine habitant à Strasbourg dans le quartier de l'Elsau (que je connais personnellement), elle a bénéficié pleinement de ce qui fut "l'ascenseur social républicain" incarné en France par le système scolaire. Ses parents acceptant de lourds sacrifices, elle put fréquenter un collège coté, catholique, dit "privé" (en fait, sous contrat d'association avec l'Etat, ce qui relativise beaucoup ce statut privé). Si je comprends bien les diverses allusions, il s'agirait du collège et lycée Saint-Étienne d'obédience papiste – rival à Strasbourg du "Gymnase Jean Sturm" d'obédience parpaillote et du lycée Fustel de Coulanges de l'Education Nationale, sans oublier l'Ecole Akiba de création plus récente (le Lycée des Pontonniers de la tant égalitariste Education Nationale étant carrément une chasse soigneusement gardée).
Bien évidemment, ce parcours hors norme ne s'est pas fait sans quelques grincements, la population scolaire de ce collège-lycée se composant surtout d'enfants des catégories CSP++. Reste néanmoins que cet établissement taxé d'élitisme pratique des tarifs différenciés qui ont précisément permis aux parents, bien que pauvres, d'y inscrire leur enfant. D'autres institutions – comme la bibliothèque municipale de la rue Kuhn, elle aussi ouverte à toutes et tous – ont facilité cet accès à un parcours scolaire de très bon niveau, parcours qui permet aujourd'hui à Kaoutar Harchi de disposer d'un capital culturel et intellectuel de haut niveau.
Elle n'évoque aucunement cet aspect dont l'examen serait pourtant stimulant, et préfère ne retenir (dixit la quatrième de couverture) qu'une posture "intersectionnelle" dénonçant "les rapports de pouvoir de classe, de genre et de race". C'est là une omission étonnante de la part d'une personne aussi brillante, présentée comme "chercheuse en sociologie" : à ce titre, elle devrait en effet mettre en oeuvre des perspectives autres que purement individuelles si ce n'est nombrilistes.
Autre lacune étonnante : elle n'évoque jamais le statut particulier que la population alsacienne entretenait encore dans les années ici évoquées avec la "France de l'intérieur" – encore fortement marquée dans les générations antérieures, l'identité alsacienne a aujourd'hui été balayée par la standardisation bobo-parisienne massive – mais celle de ses parents fut encore en contact direct avec cette mise au pas culturelle (marquée par la destruction systématiquement menée des dialectes germaniques alémanique et francique), dont on pouvait attendre d'une si prestigieuse sociologue qu'elle tire des parallèles stimulants.
Dans la posture a-historique typique de la sociologie, elle ne dispose pas non plus du recul historique qui lui permettrait de suivre depuis l'après Seconde Guerre Mondiale les déracinements sociaux et géographiques tectoniques qui firent de l'écrasante majorité de la population française "gauloise de souche" ou d'origine européenne (italiens, polonais, portugais etc) une population connaissant un déracinement parallèle voire semblable à celui subit par les immigrés maghrébins.
Pour ne prendre que la population d'origine "gauloise", ces années se caractérisent par exemple par la disparition de la plus grande partie du monde rural agricole, de celui de la boutique, du petit commerce et des marchés, de l'artisanat etc... Sans oublier que l'ascenseur social qui fonctionne alors à plein régime porte de fortes atteintes aux liens familiaux, dont un reclassement sociologique drastique (la plupart des enfants connaissent un parcours professionnel hors du secteur de leurs parents).
Les destructions massives – sciemment organisées par l'élite parisienne tertiaire parasitaire (pléonasme) –, de l'industrie lourde (textile du Nord, sidérurgie Lorraine etc) contribuent elles aussi à des changements sociologiques majeurs, menant entre autre à l'hyper urbanisation crétinisante dont la région parisienne fournit aujourd'hui un exemple consternant. En dépassant la posture nombriliste victimaire, il y a vraiment de quoi dégager au moins des analogies frappantes. Mais bon, la sociologie à la mode Paris III Sorbonne Nouvelle (catastrophe universitaire) ne permet probablement pas d'élargir autant ses horizons.
Comme de nombreux auteurs traitant de l'immigration, elle n'évoque pas non plus cette question cruciale concernant les pays d'origine : pourquoi les dirigeants de ces pays organisent-ils massivement l'émigration de leur jeunesse, privant leur pays d'éléments aussi brillants, qui contribueraient efficacement à leur développement ?
Quant aux quelques paragraphes consacrés à ces bien braves garçons "issus de l'immigration", délinquants sempiternellement innocents, ayons la bonté de les oublier : on ne compte plus le nombre d'assassinats de gamins de plus en plus jeunes coincés dans le trafic de drogue, dont les médias et les démagogues se servent pour faire oublier que l'écrasante majorité des gamins d'origine maghrébine finissent peu ou prou par trouver une place dans notre société, ne serait-ce que dans l'armée, la police ou la gendarmerie (oh!)...
Oublions donc ces lacunes, car ce témoignage s'avère précieux pour au moins deux excellentes raisons.
Je retiens tout d'abord cet excellentissime mise en oeuvre (au sens le plus vrai) de la langue française : Kaoutar Harchi l'utilise avec une virtuosité dont bien peu de locuteurs "gaulois de souche" sont aujourd'hui capables. La lecture de ce texte est un véritable plaisir littéraire. Ce même auteur a écrit sur ce sujet un livre intitulé "Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne : des écrivains à l'épreuve" que je n'ai pas encore lu mais déjà acquis et figurant en bonne place dans ma "pile à lire prochainement". Autant que je sache, cet essai traite précisément de ces auteurs originaires des anciennes colonies et écrivant en langue française, une catégorie d'auteurs à laquelle je porte une grande attention (cf recensions des textes publiés par
Boualem Sansal,
Alice Zeniter,
Djamel Cherigui,
Rachid Santaki,
Bibi Naceri,
Alain Mabanckou,
Azouz Begag,
Karim Miské, et tant d'autres).
Pour conclure, je retiens le plus bel aspect de ce texte, à savoir ces lignes lumineuses évoquant ses parents, son père Mohamed et surtout sa mère Hania. Avec son immense talent d'écriture, en se laissant guider par son amour filial,
Kaoutar Harchi pourrait sans aucune doute nous créditer d'un texte aussi fondamental que l'est celui de Cavanna évoquant "Les Ritals"...