Entre deux rives est un témoignage rédigé sous forme de chroniques traitant de la transition qui s'opère dans notre société. L'auteur étant aussi enseignant, ses réflexions proviennent d'une observation de ses propres habitudes, celles de ses proches, de ses collègues et des élèves quant à l'usage des écrans et la pratique de la lecture. Ainsi, l'auteur montre combien la multiplication des écrans dans notre quotidien et la numérisation concomitante mettent en avant la disparition et la désacralisation de l'objet « livre » considéré souvent comme un outil ordinaire : « Cette vision utilitariste de la lecture n'arrive pas seule : elle s'inscrit dans un système de globalisation économique qui réifie tout et n'importe quoi, la culture, le sexe, les échanges interpersonnels, la politique, la spiritualité, etc..., au profit d'un marché ou l'homme lui-même devient un produit parmi d'autres, jetable et remplaçable à souhait. »
Comme le dit l'auteur, « la Galaxie Gutenberg s'éloigne donc de la Galaxie 2.0 » (voire 3.0 avec l'univers des blogs) et de ce fait, il nous invite à constater que nos habitudes, nos références et nos modes de pensées interrogent différemment le monde car le langage, les écrivains et les poètes ne sont plus la référence ultime. En effet, l'univers de la lecture demande du temps et de l'investissement et tout cela est souvent considéré comme rétrograde et surtout peu amusant, peu stimulant contrairement aux images qui défilent, aux interactions et notifications continuelles, à l'attrape-nigaud que peut être « la toile » à qui s'y laisse prendre sans recul, sans esprit critique à la façon d'un miroir magique qui renverrait la meilleure image de soi-même. A cet effet, force est de constater l'emprise des écrans sur les usagers des transports en commun, des élèves en classe, dans les couloirs des établissements ou quand ils viennent dans les CDI, se précipitant sur les ordinateurs, persuadés qu'ils peuvent faire deux ou trois choses en même temps comme le propose si bien l'« Eldorado » de la « vie numérique ».
Ainsi, l'ouvrage montre combien nous pouvons être conditionnés par les écrans aux prises avec des injonctions pulsionnelles qui finissent par nous rendre esclave tout en définissant et capturant nos identités virtuelles grâce aux « traces », aux « vues », aux « liens » et aux « likes ». Ainsi, faisant écho à la réflexion de Dominique Cardon dans son essai A Quoi rêvent les algorithmes (2018),
Pascal Hérault observe nos vies à l'heure des « GAFA », des big data, ogres séduisants nous faisant croire que tout est possible en allumant notre écran. Mais, comme dans les contes de fées, il y a un prix à payer : nos identités, notre concentration, notre intelligence (à ce propos, je vous renvoie vers l'excellent essai de
Gérald Bronner,
Apocalypse cognitive publié en 2021). Constitué de lumière artificielle, de plastique et de verre, inodore et lisse, l'écran diffuse des informations faites pour nous à la vitesse d'un flux constant et insaisissable nous métamorphosant en êtres binaires, obsédés par les images vues et montrées. le langage se raréfie parfois au point de céder sa place aux émoticônes, au pouce levé ou baissé, à la façon des « jeux du cirque ».
Loin d'être un passéiste, l'auteur rappelle les progrès techniques spectaculaires en matière de diffusion de l'information mais il tient à nous faire réfléchir sur nos usages en rappelant, dans un premier temps, l'étymologie du mot « écran ». Ainsi, l'écran est ce qui sépare, ce qui met à distance. Il est aussi ce qui protège et ce qui cache. Il délimite les espaces. Il introduit l'idée de frontière contrairement au livre qui permet d'aller à la rencontre de soi et de la pensée d'autrui.
Enfin, il est évident que lire sur un écran, corriger des copies en ligne, « scroller » les informations éloignent le lecteurs d'une certaine réalité, et notamment à travers la perte sensorielle : qualité et grain du papier, encre, odeur, ratures, collages... Car si l'écran est lié à la fluidité, le livre est lié à la terre, aux arbres, à la mémoire des hommes et du monde contrairement au web et son flux continu, telle un fleuve gigantesque et insondable.
Pour l'auteur, lire est une forme de résistance et permet de s'élever à hauteur d'homme. Il nous enjoint à retrouver la terre et les sillons de la culture au lieu de nous laisser emmener par le flux du Web et ses marchands de vacuité : « Cette expérience de la lecture, si intime, si difficile à verbaliser, n'a bien sûr rien à voir avec la tactilité immédiate que nous procure la caresse d'un écran. D'un côté, l'imagination, le grand bond en avant vers un autre nous-mêmes. de l'autre, l'émotion, la réactivité, l'envie irrépressible de soulager nos pulsions. A ce jeu-là, il est certain que l'écran offre plus d'attractivité que n'importe quel livre. […] En ces temps où, tous les jours, on nous incite à « communiquer » sur tout et n'importe quoi, où la communication même est devenue une injonctions sociale, où il faut être « transparent » pour les uns et les autres (au risque de mentir), la lecture est là pour nous rappeler que tout individu à droit au retrait, au silence, à l'opacité, au secret […] Etre dans le secret, c'est être tout simplement. […] Oui, la lecture est dangereuse. Elle échappe aux autres, à leur conformisme. […] Elle est ce qui veut perdurer contre tout ce qui voudrait la détruire : le bavardage, la pulsion numérique, l'instinct grégaire. Un homme qui lit est toujours en bonne compagnie : il n'a pas besoin de suivre le troupeau pour se sentir penser. Un homme qui lit est en bonne compagnie avec lui-même. »