En 2003, fidèle à son sens de la récupération et des raccourcis faciles, France Culture résumait ainsi cet album hors-norme, dont les dimensions mystique et onirique semblent lui avoir échappé : « Tintin au Tibet est une pure histoire d'amitié entre deux hommes qui nous décrit la recherche désespérée à laquelle Tintin se livre pour retrouver son ami Tchang. Ce récit pathétique, qui rompt avec le ton extraverti des épisodes précédents, démontre que la fidélité et l'espoir sont capables de vaincre tous les obstacles, et que les préjugés - en l'occurrence, à l'égard de l'abominable homme des neiges" - sont bien souvent le fruit de l'ignorance. »
Tintin au Tibet, c'est surtout une quête à huis-clos – peu de personnages – dans un espace paradoxalement incommensurable, à savoir l'Himalaya, image de l'isolement et d'une certaine désolation.
C'est évidemment une quête de l'ami disparu – et perdu de vue depuis le Lotus bleu – dans un crash aérien, et surtout une quête de soi pour Tintin. Tchang fait aussi écho aussi à la vraie vie d'
Hergé, qui ne retrouvera qu'en 1981 son ami Zhang Chongren – modèle du personnage, qu'il n'a pas revu depuis les années 1930.
Il y a bien sûr le Yéti, gros animal censé nous effrayer mais qui nous apparaît finalement comme un sage bienveillant. Yéti qui renvoie de loin en loin au gorille de L'Île noire. On retrouve ainsi d'autres clins d'oeil aux aventures passées, tel le démon de l'alcoolisme provoquant des hallucinations à Haddock, comme dans le Crabe aux pinces d'or, où il apparaissait pour la première fois.
Même la Castafiore s'invite, fort heureusement à travers une radio. Signe avant-coureur de la
catastrophe à venir, son séjour à Moulinsart dans l'album suivant : Les Bijoux de la Castafiore.
Des gags sont disséminés çà et là, qui nous en rappellent d'autres, comme la mésaventure du capitaine Haddock avec une vache sacrée, qu'on peut associer au lama du Temple du Soleil. Décidément, le pauvre capitaine n'est pas en odeur de sainteté auprès des bêtes exotiques qu'il croise !
Quant à Milou il se voit tiraillé par ses « jumeaux ambivalents », l'ange et le démon, tandis qu'il se laisse aller au péché de gourmandise. L'occasion pour l'ange de prononcer une sentence savoureuse : « C'est du whisky misérable créature !...De l'alcool !...Cet alcool qui ravale la bête au rang de l'homme !... »
Sur le plan de la forme, l'omniprésence du blanc évoque un indéniable signe de pureté, Tintin étant lui-même désigné par le moine Foudre Bénie comme un « coeur pur ». On peut y déceler aussi une intention minimaliste, loin de la luxuriance des décors d'autres albums. Ce qui peut s'expliquer par le goût prononcé d'
Hergé pour l'Art contemporain – il s'essaiera lui-même à la peinture –, dont il fut un collectionneur averti, comme une récente exposition (28 septembre 2016 - 15 janvier 2017) du Grand-Palais l'a démontré, en exposant entre autres quelques-unes de ses acquisitions.
La case finale, en ovale horizontal, figurant symboliquement l'oeil, propose sans doute la fin la plus touchante d'une aventure de Tintin.
Tintin au Tibet est donc avant tout un récit intérieur – les méchants en sont absents, à la rigueur incarnés par deux statues dans une lamaserie –, comme une invitation à l'introspection. « Avec l'âge mûr,
Hergé lit des ouvrages à dimension philosophique, avec un détour vers la psychologie et la psychanalyse. Démarche qui le conduira sur les chemins du taoïsme, du zen et du bouddhisme » (Tintin.com).
Enfin, le monde technologique, cause de cette aventure – la
catastrophe aérienne – est ici réduit à sa plus simple expression, s'effaçant devant l'essentiel.
À
Benoît Peeters, le dernier à l'avoir interviewé,
Hergé confiait : « Si je vous disais que dans Tintin, j'ai mis toute ma vie. » Tintin au Tibet en est à lui seul une preuve éclatante.