Comme l'Écrivaine, narratrice et protagoniste du récit dans les première et dernière parties, une héroïne dont on ne peut pas s'empêcher de penser qu'elle est un double d'
Anna Hope, évoquant sa propre recherche d'un sujet d'écriture, sinon d'un sens à sa vie, à travers cette histoire, le lecteur éprouve parfois, au fil des pages du Rocher blanc, « le sentiment qu'il y a un sens ici, mais un sens qui lui reste hermétique, une langue qu'elle (il) ne comprend pas ». La romancière semble ainsi prendre un malin plaisir à nous dérouter, nous laissant comme nombre de ses personnages incertains quant au but du voyage. Et pourtant, dès qu'on approche du coeur du livre, ce très court chapitre, un poème d'à peine trois strophes, intitulé lui-même «
le rocher blanc », tout s'éclaire, comme si l'éclat de cette île monolithique, surgi de la mer comme « le premier objet solide du monde » (et dont on a déjà appris quelle vénération lui portent les indiens Wixarikas, s'y rendant en pèlerinage pour lui présenter offrandes et prières) nous donnait toute la lumière nécessaire non seulement pour saisir la structure du texte, mais aussi les clés pour l'interpréter, en comprendre la dimension mythique, la théogonie qui se joue autour de cette pierre sacrée, véritable personnage central de l'histoire :
« C'est le lieu où pour la première fois, l'informe s'est épris
de la forme.
Et donc, et donc, et ainsi et alors, voilà comment le monde est né. »
Un rocher blanc, donc, comme une autre, une nouvelle « montagne magique », et qui donne leur unité de lieux aux différentes histoires qui composent le roman. La première (chronologiquement, la plus récente…) commence en 2020, au moment où l'extension du coronavirus menace de fermer les frontières, dans un minibus cheminant sur les routes de l'Etat du Nayarit, au nord-ouest du Mexique. « L'Écrivaine » y voyage en compagnie de sa fille et de son mari, dont elle s'apprête à se séparer, mais aussi d'une dizaine d'autres personnes, dont un « mara'akame », un chaman wixarika,, et une Sénégalaise qu'elle admire pour son savoir-faire maternel. Petit à petit, l'on comprend que le périple est un pèlerinage, dont la dernière étape est San Blas, sur les bords d'une plage du Pacifique, à quelques encablures du fameux Rocher blanc, auquel les uns et les autres s'apprêtent à confier bougies et calebasses, leurs offrandes. Démarche de remerciement pour les uns, quête de pardon pour les autres, enquête aussi peut-être pour l'Ecrivaine afin de nourrir un futur roman (et le récit devient mise en abyme…), le voyage prend un caractère ésotérique, mais on comprend déjà qu'il s'agit surtout de célébrer le lien sacré entre la terre et les hommes, une harmonie rompue de longue date par les méfaits des guerres et de la colonisation, une harmonie aujourd'hui encore plus menacée par l'économie capitaliste et le changement climatique (l'Écrivaine vient de vivre une garde à vue à Londres pour avoir manifesté contre l'inertie des gouvernements sur ce dernier sujet). Commencent alors les différentes épisodes d'une remontée dans le temps autour de ce lieu symbolique, développé en autant d'histoires : l'errance de
Jim Morrison en 1969, sur cette même plage, quand poursuivi par la Justice américaine et ses propres démons, le chanteur ne sait plus très bien quelle perspective donner à sa carrière et découvre les revers de son arrogance ; le triste destin de deux filles, en 1907, indiennes yoemes du nord du Mexique, condamnées à la déportation comme une grande partie de leur peuple par les autorités de l'époque, pour devenir esclaves dans les plantations du Yucatan, à moins qu'elles ne meurent avant en chemin ; les débats entre quatre officiers cartographes de l'Empire espagnol, aux tempéraments et aux idées incompatibles, chargés de préparer, en 1775, une expédition vers les côtes de la Californie et au-delà pour les reconnaître avant de s'emparer des terres : autant d'histoires, comme autant d'incertitude ou de désespoir pour leurs protagonistes, autant de destins qui semblent venir s'échouer sur ce rocher blanc, au centre du texte… et puis, dans un mouvement inverse, de remontée vers aujourd'hui, chaque séquence est reprise successivement, chaque intrigue trouve sa résolution, comme si la pierre sacrée donnait à tous réponse et paix, même si pour certains personnages le retour à l'harmonie ne se réalise que dans la mort !
Loin de sacrifier benoitement à une mode new-age accordant à une nature sanctifiée toutes les vertus qui manqueraient à l'humanité,
Anna Hope installe cependant la prise de conscience des méfaits de l'homme dans l'Histoire et l'urgence d'une réponse au changement climatique au centre de son texte, en appelant au respect et à l'usage des savoirs indigènes. Avec un vrai sens du rythme de la narration, un talent pour rendre vifs et crédibles les dialogues – oui, elle sait faire chouiner une enfant gâtée d'aujourd'hui, comme faire entendre la gouaille du chanteur des Doors ou les atermoiements d'un lieutenant de marine du XVIIIe siècle – et ici, une audace architecturale remarquable, dans la construction pyramidale du texte, à l'image du rocher, elle nous offre, après les inoubliables
La Salle de bal (2016) et
le Chagrin des vivants (Gallimard, 2017), et sans imposer pour autant de message, l'un des grands romans écologiques de notre temps. Quand Cythère devient Rocher blanc, qu'en ses pages on voyage, sans hésiter !