Ce roman d'Anna Hope fait résonner les destins tragiques de ses quatre personnages autour de ce Rocher blanc, métaphore d'une force immuable, témoin muet de l'agitation des hommes, de leur volonté effrénée et insatiable d'amour, de puissance, témoin aussi de l'inévitable vanité du monde occidental. La romancière jette un œil tranchant sur la brutalité des conquêtes coloniales du 19e siècle, et sur la société occidentale, matérialiste, à la recherche d'une spiritualité à l'autre bout du monde, chez ces peuples mêmes qu'elle a tenté d'anéantir au nom du progrès deux siècles plus tôt. Elle nous fait traverser le temps et l'espace, autant que l'intériorité de ses personnages, dans un roman qui se lit comme un "page-turner".
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(Les premières pages du livre)
L’Écrivaine - 2020
Maman ?
Oui, ma chérie ?
Tu sais quoi ?
Quoi ?
Un milliard c’est beaucoup plus que des tonnes.
C’est vrai. Tu as raison.
Maman ?
Oui, ma chérie ?
Je peux regarder un autre dessin animé ?
*
Il fait très chaud à l’arrière du minibus.
La fillette de l’écrivaine, avachie à côté d’elle, casque sur les oreilles, les yeux rivés sur l’écran crasseux de l’ordinateur portable, regarde un dessin animé avec trois enfants en tenues de super-héros. Ils ont un totem ailé et un engin volant. Un garçon coiffé d’une mèche grise et une fille sur un hoverboard sont leurs ennemis. Ils sont respectivement habillés en lézard, en chouette et en chat. Dans cet épisode le garçon habillé en lézard perd sa voix, ou la retrouve, l’écrivaine ne sait plus, même si elle l’a regardé d’un œil plus d’une fois. Cinq épisodes téléchargés à la hâte dix jours plus tôt dans une chambre d’hôtel étouffante de Mexico, c’est tout ce qu’elle a eu, tout ce que sa fille a eu, une fois que les cahiers de coloriage, les encas et le jus de fruits ont perdu leur attrait, pour se distraire du trajet interminable.
La femme remue sur son siège, les miettes de biscuits salés sur ses genoux tombent par terre. Elle a le dos raide. Tout est raide. La peau tannée par le désert, les lèvres gercées. Elle a veillé toute la nuit dernière autour d’un feu, avec les onze autres passagers de ce minibus, à plus de mille mètres d’altitude dans les montagnes de la Sierra Madre occidentale. Avant l’aube, ils ont jeté de la terre sur les cendres à coups de pieds, rassemblé leurs affaires, leurs duvets, leurs couvertures poussiéreuses, leurs chapeaux et leurs sacs, qu’ils ont ensuite descendus, avec les enfants, à flanc de montagne. Désormais, après presque sept heures de trajet, après les pins, après les montagnes, la végétation change, il y a des palmiers, des bougainvilliers, et, peintes sur la façade de petites tiendas en bord de route, des publicités gaies, maritimes, pour Pacífico, la bière de la côte : une ancre et la mer encadrées par une bouée de sauvetage.
Elle devrait vraiment essayer de dormir, mais comme les épisodes du dessin animé doivent être changés manuellement, si elle s’assoupissait, il lui faudrait se réveiller après onze minutes. Ce qui serait à coup sûr pire que de ne pas dormir du tout. Sans compter que, bientôt, d’ici deux ou trois heures, peut-être moins, ils ne seront plus dans ce minibus, mais dans la ville de leur destination, un vestige colonial ensommeillé, et lorsqu’ils auront achevé la dernière étape de ce voyage, il y aura une chambre d’hôtel, un lit, la climatisation, une Pacífico bien fraîche, de quoi manger. Et ensuite, peut-être, dormir.
Sur l’écran de l’ordinateur portable, le générique défile. La femme appuie sur pause et tire sa fille vers elle. La fillette se tortille. Elle est chaude. Elle a les joues rouges. Son haleine tiède, semblable à la levure, sent l’absence de dentifrice et le trop-plein de sucre.
Tu veux manger quelque chose ?
Elle se penche en avant, farfouille dans la poche du siège. Maigre récolte : des crackers de la veille. Une pomme. Des chips épicées.
Sa fille secoue la tête. Ses yeux vitreux retournent à l’écran. Lait, dit la fillette. Du. Lait.
Du lait, elle ne veut boire que du lait. Pas d’eau. Du lait d’avoine si possible, sinon d’amande. Trois, quatre, cinq fois par jour, à même la bouteille. Ce qui a nécessité des arrêts fréquents dans les épiceries de bord de route.
On n’a pas de lait, ma puce. On va bientôt s’arrêter et j’irai en acheter. Promis.
Sa fille fait la grimace. On dirait qu’elle est sur le point de pleurer. Ou de taper quelque chose. Je-Veux-Du-Lait.
La plupart du temps, durant ce voyage, là sur cette banquette double qu’elles ont partagée pendant des kilomètres et des heures d’autoroute mexicaine, c’est cette moue qu’a faite sa petite fille. L’écrivaine ne lui en veut pas. La plupart du temps, durant ce voyage, c’est aussi l’humeur qu’elle a eue.
Je. Veux. Du. Lait. JE-VEUX-MON-LAIT !
Mon cœur. On n’a pas de lait. Je viens de te le dire. Une histoire ? tente-t-elle en tendant la main vers son Kindle.
Une fois, quand sa fille était toute petite, elle s’était rendue à un groupe de parentalité, où on avait bien fait comprendre aux mères présentes l’importance des affirmations.
On présente trop de choix aux enfants, avait expliqué la femme qui dirigeait l’atelier. Ils sont complètement déboussolés. Comment sont-ils censés savoir ce qu’ils veulent pour dîner ? On pense être de bons parents en leur donnant des alternatives, en formulant les choses sous forme de questions, mais en réalité c’est tout l’inverse.
Des affirmations. Pas de questions. Tout le monde s’en portera bien mieux.
L’écrivaine n’a jamais vraiment réussi à choper le truc.
Non ! s’écrie à présent sa fille en secouant la tête. Pas une histoire. Un autre des-sin a-ni-mé.
Sa fille, en revanche, à trois ans, maîtrise parfaitement la phrase affirmative. La femme hausse les épaules. À ce stade du jeu, elle a renoncé à toute autorité et sa fille le sait.
D’accord, dit-elle en pianotant sur le clavier. D’accord.
Elle trouve l’épisode suivant et voilà les mini super-¬héros repartis, libérés de leur léthargie digitale, fusant à travers l’écran en laissant des traînées de vapeur dans leur sillage. On dirait qu’ils vivent dans une ville française, ces super-¬héros de gamins, qui bondissent par-¬dessus des maisons grises anarchiques aux toits mansardés éclairés par une froide lune septentrionale. Sa fille fredonne la chanson du générique en martelant le rebord du siège avec ses mollets.
Au cœur… de la nuit… vous aider… quiii… héros… an justiciers… Pyjamasques lala Pyjamasques…
Sur le siège de devant, la Sénégalaise se tourne à moitié et sourit en entendant le refrain. Dans l’interstice entre les sièges, l’écrivaine voit la fille de la Sénégalaise profondément endormie, pelotonnée contre sa mère, le visage lisse et détendu. Les lèvres entrouvertes.
Il y a beaucoup de choses qu’elle aimerait apprendre sur le rôle de mère : elle aimerait apprendre, par exemple, comment cette élégante Sénégalaise parvient à garder sa fille calme et sereine pendant toute la durée de ce trajet éreintant sans l’aide d’un écran. Comment elle parvient à être stricte sans être méchante. Comment elle semble ne jamais être à deux doigts de disjoncter. L’écrivaine aimerait aussi apprendre comment, chaque fois qu’ils sont arrivés dans un nouveau lieu, même les endroits les plus improbables, la Sénégalaise a aussitôt réussi à se mettre en quête d’une casserole, à faire bouillir de l’eau, à la verser dans une bassine, puis à déshabiller sa fille pour la laver.
La première fois qu’elle a assisté à cette scène, elle est restée abasourdie en voyant la fillette immergée à hauteur de genoux dans la bassine en plastique rouge au beau milieu du désert. Elle avait une ceinture en cuir attachée autour de la taille.
C’est pour la protéger ? demanda-t-elle.
Oui, répondit la Sénégalaise tout en lavant sa fille de ses mains fermes et assurées, sans en dire plus.
De quoi ? aurait-¬elle voulu savoir.
Ce qu’elle aurait aussi voulu demander, c’était : Où ¬pourrais-¬je en trouver ? Pour ma fille, pour moi ?
À la place, elle demanda à emprunter la bassine une fois qu’elles eurent terminé.
Après ces ablutions, la fille de la Sénégalaise était habillée de vêtements propres, sa peau massée avec une huile au parfum sucré, tandis que la fille de l’écrivaine retournait directement jouer dans la poussière – l’épaisse poussière du désert qui n’en était pas vraiment, plutôt du sable et de la terre, qui recouvraient tout : les cheveux, les habits, les poumons. Sa fille adore cette poussière : au moment d’allumer le feu le soir, elle insistait pour dormir par terre plutôt que bien emmitouflée dans les couvertures et les duvets de ses parents. Si on ne cédait pas à sa volonté, elle protestait, hurlait, pleurait, se lamentait. S’ensuivait alors, devant tout le monde, une étrange saynète, où l’écrivaine et son mari tentaient de ramener la fillette, à force de cajoleries, à la sécurité des duvets, loin des flammes.
Invariablement, pendant chacune de ces scènes, la Sénégalaise et sa fille dormaient à poings fermés, pelotonnées ensemble sur une couverture à même le sol, où elles restaient, sans bouger, toute la nuit.
À l’extérieur du minibus, le soleil frappe. Les pieds de maïs projettent leur ombre sur les champs écrasés de chaleur. La route est désormais droite – ce matin, ils ont longuement suivi les méandres du Río Grande de Santiago, mais à la dernière ville ils ont traversé le fleuve, et l’ont laissé suivre son cours plus au nord.
Ils auraient dû, peut-être, s’arrêter pour essayer d’acheter du lait dans cette dernière bourgade, mais sa fille dormait alors ; tout le monde dormait alors, sauf l’écrivaine à l’arrière et son mari et les deux hommes, un Mexicain et un Colombien, près de lui à l’avant. Ils bavardaient, ces trois-là, et comme il n’y avait pas de musique, elle réussissait à les entendre : ils parlaient d’un événement qui s’était produit récemment tout près de cette petite ville paisible, quand les membres du cartel Jalisco Nuevo avaient, apparemment, descendu au lance-¬roquettes un hélicoptère de la police. Les hommes évoquaient cela d’une voix sobre et étouffée tandis que le minibus traversait lentement la place, passait devant l’église, devant des petits enfants en uniforme qui rentraient de l’école main dans la main, leur cartable tressautant sur le dos.
La violencia, disait le Mexicain en secouant la tête, alors qu’ils reprenaient la route principale. C’était trop, trop dans les écoles, trop dans les rues. Il envisageait de quitter Guadalajara, sa ville natale, avec sa femme sénégalaise et son enfant, pour aller en Espagne.
Mais c’était il y a une heure environ. À présent ils passent de la musique à l’avant et l’ambiance est différente, festive. Son mari parle, raconte une histoire, gesticule au volant
Elle a peur, cette femme, pour ses enfants, pour elle, sa peur dégouline, forme une flaque autour d'elle, sur le pont. La fille voudrait éloigner Maria-Luisa de la peur de cette femme, mais il n'y a pas de place pour bouger. Sa sœur doit rester assise là, tout comme d'autres doivent s'asseoir dans les flaques que font leurs enfants, parce qu'il n'y a nulle part où aller ; seul le soleil les sèche. Mais le soleil n'assèche pas la peur, il ne fait que l'étirer.
Le lieutenant s’empare des rames et se met à souquer.
Voilà longtemps qu’il n’avait pas ramé. Étrange, la rugosité des rames dans les paumes, sa sensation de ses bras qui les tirent dans l’eau, du petit canot qui répond.
Plonger, tirer, pousser, plonger, tirer, pousser.
La sueur perle sur sa peau.
Silence. Plus vite maintenant : ne reste que son souffle dans l’effort, le bruit des rames dans leurs tolets.
(page 219)
Dans sa tête, elle les évalue, les survivants de l'Apocalypse.(...)
C'est sur la Sénégalaise qu'elle parie.Elle sait cuisiner au charbon de bois et préparer un repas avec trois fois rien en deux coups de cuiller à pot.Elle sait dormir à poings fermés sur une couverture à même le sol.Elle sait garder son enfant propre.Elle trouverait le moyen de prospérer.Elle gagnerait sur tous les tableaux. L'écrivaine, elle, arriverait en bas de la liste.Son besoin de solitude.Cet atroce désir, si handicapant, d'avoir du confort, d'avoir un lit.Sans compter qu'en cas de crise, personne n'a besoin d' une écrivaine.
( Folio, août 2023, p.47)
Découvrez Anna Hope, écrivaine et actrice (Doctor Who) britannique. Son premier roman, "Le Chagrin des vivants", a été présélectionné pour le prix du meilleur écrivain de l'année 2014 aux "National Book Awards". Son deuxième roman, "La Salle de bal" (The Ballroom), publié en 2016, se déroule dans un hôpital psychiatrique anglais au début du XXe siècle. le Dr Fuller y organise des bals hebdomadaires pour ses patients, convaincu des bienfaits de la musique sur leur guérison. C'est dans ce contexte que John Mulligan, en proie à la dépression après la perte de sa fille, et Ella Fay, internée pour insubordination, tombent amoureux. L'histoire est inspirée par l'arrière-arrière grand-père d'Anna Hope, lui-même interné dans un asile du Yorkshire. Dans cette interview, Anna Hope partage son parcours d'apprentissage de l'écriture, sa méthode de travail et donne des conseils précieux aux écrivains débutants.
Les sujets abordés :
00:00 Position sur l'enseignement de l'écriture créative
01:48 Durée d'apprentissage de l'écriture
03:11 Processus de travail sur les romans
04:42 Les agents dans le monde de l'écriture
08:29 le travail d'équipe dans l'écriture
09:33 Importance de la lecture pour écrire
10:57 Modèles littéraires
11:32 Importance de la recherche
15:26 L'organisation de son travail
16:59 Réécriture et ajustements
19:12 Conseils pour les jeunes écrivains
20:47 Impact de l'intelligence artificielle sur le travail des écrivains
Cette interview a été réalisée lors du Littérature Live Festival le 12/05/2023.
Interview : Julie Fuster - Caméra : Amoreena Winkler. Montage : Ryu Randoin.
Chez les Artisans de la Fiction, basés à Lyon, nous prônons un apprentissage artisanal des techniques d'écriture. Notre objectif est de rendre nos élèves autonomes dans l'aboutissement de leurs histoires en se concentrant sur les bases de la narration inspirées du creative writing anglophone. Maîtrisez la structure de l'intrigue, les principes de la fiction et la construction de personnages grâce à nos ateliers d'écriture.
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