Le dernier livre de
Delphine Horvilleur, auteure récemment découverte lors de la lecture de son très bel essai, «
Vivre avec nos morts », semblait me narguer : quelle que soit la librairie de mon quartier du nord parisien, je le croisais en devanture, agrémenté d'un bandeau où figure une photographie de l'auteure.
Contemplant d'un oeil songeur ce petit livre, je m'étais interrogé sur son titre en forme d'énigme, « Il n'y a pas de
Ajar ». Au-delà du jeu de mots, bien senti mais un peu facile entre «
Ajar » et « hasard », j'ai évidemment songé à
Romain Gary, lauréat du prix Goncourt 1956 avec les « Racines du Ciel » qui avait pris le pseudonyme d'
Emile Ajar afin de poursuivre une double carrière d'écrivain. Et ce dédoublement littéraire lui avait permis d'obtenir par deux fois, un prix qui n'est attribué qu'une seule fois, lorsqu'
Emile Ajar s'était vu décerner le prix Goncourt en 1975 pour la «
La vie devant soi ». M'étant rappelé le destin singulier de
Romain Gary, j'ai lu le titre autrement, au pied de la lettre pour ainsi dire : « Il n'y pas de
Ajar », signifie qu'
Emile Ajar n'existe pas, n'a jamais existé et n'est que le pâle avatar de
Romain Gary, né Roman Kacew. Je me suis enfin attardé sur le sous-titre qui épouse à la perfection l'air du temps, « Monologue contre l'identité », et j'y ai vu le signe d'une faille dans mon raisonnement : s'il n'y a pas de
Ajar, alors
Romain Gary est réduit à son identité initiale et singulière, et que contient donc ce petit livre qui s'annonce paradoxalement comme un pamphlet contre l'identité ?
Voilà, je n'avais toujours pas acheté le dernier essai de
Delphine Horvilleur, et mon inclination pour une forme de pensée spéculative m'avait déjà conduit à m'interroger sur la signification d'un titre qui m'avait paru successivement amusant, lumineux et paradoxal. Et tandis que je continuais inlassablement à arpenter les rues qui serpentent autour de la butte Montmartre, je songeais que le temps était venu de lire « Il n'y pas de
Ajar ».
Ce court essai comporte un prologue très érudit, où l'auteure rabbin revient sur la dichotomie Gary/
Ajar et enrichit sa réflexion en empruntant à sa riche culture talmudique. On y apprend que
Romain Gary s'est suicidé en 1980 au moment même où elle apprenait à lire et que depuis plus de quarante ans il est ainsi devenu son « dibbouk », « un revenant qui vous colle à la peau ou à l'esprit, un être dont l'âme s'est attachée à la vôtre pour une raison mystérieuse, et qui ne vous lâche plus ».
Delphine Horvilleur nous enseigne également qu'en hébreu un autre se dit « Ah'ar », et qu'en choisissant le pseudonyme d'
Emile Ajar,
Romain Gary s'est inconsciemment dédoublé littérairement en un « autre » que lui. Elle nous confie enfin sa visite fantasmée à
Romain Gary le jour de son suicide, et les récits issus du Talmud qu'elle lui aurait narrés, dans une tentative aussi poétique que désespérée de faire échouer ce qui est déjà advenu.
La seconde partie est le monologue imaginaire en forme d'« hommage à toutes les filiations littéraires » d'un homme qui se dit le fils d'
Emile Ajar. Ce texte, volontairement écrit dans un langage relâché, est un plaidoyer désarticulé contre l'identité, en même temps qu'un retour sur les fêlures qui traversaient le grand écrivain d'origine russe qui fut successivement aviateur, résistant, romancier, diplomate, scénariste et réalisateur. L'auteure y dénonce tout à la fois la tentation « identitaire » d'un retour à une identité figée et fantasmée, et la concurrence victimaire qui assigne chacun à son identité ethnique, religieuse, sexuelle ou raciale.
En nous rappelant qu'en hébreu, le verbe être n'existe pas au présent, que l'on « n'est pas » même si l'on peut « avoir été », ou être « en train de devenir »,
Delphine Horvilleur nous suggère que l'identité n'est pas un concept figé et que nous sommes toujours en pleine mutation. « Who's not busy being born is busy dying » chantait déjà
Bob Dylan en 1965...
Voilà, j'ai fini par lire ce petit livre sur le bandeau de couverture duquel figurait le regard perçant de l'auteur qui semblait me poursuivre dans le crépuscule de mes ballades montmartroises. Et si son titre garde une part de mystère, je saisis enfin qu'il n'y a pas de
Ajar, mais qu'il y a eu un auteur immense dénommé
Emile Ajar et qu'il y aura d'autres auteurs au talent incomparable, qui continueront d'interroger les fluctuations de notre identité, qui ne saurait être figée ou réduite aux tentations victimaires de l'époque.