L'auteur de cet étonnant ouvrage est une femme rabbin, et dit-elle, un conteur, rapprochant ces deux facettes du contact avec la mort et les endeuillés, le conteur répondant au besoin de récits des proches du disparu. Elle puise le plus souvent ces récits dans la tradition juive.
L'auteur, qui a une formation de médecin, évoque la mort cellulaire qui façonne le renouvellement de de nos cellules, cette apoptose dont le cancer est une forme de résistance. Mais, elle dépasse largement la physiologie, et si elle n'a pas réussi à domestiquer le sujet, à banaliser la mort, elle l'affronte avec des doutes et ses propres frayeurs.
Elle-même a eu une expérience fondatrice à dix ans, après avoir mangé par effraction un bout de plastique « qui devait la faire mourir ». Elle se mit à prier Dieu, mais ce qui la sauva ce fut son grand-père, rabbin de formation, qui en avalant un morceau de ce même plastique, lui fit prendre conscience qu'on pouvait ne pas être seul dans l'épreuve de la mort.
Delphine Horvilleur raconte au fil des chapitres, ses rencontres avec diverses personnalités inconnues ou célèbres (
Simone Veil,
Elsa Cayat…), des endeuillés, religieux ou non, “bons“ ou “mauvais“ juifs (l'autorisant à penser qu'il n'y a que des mauvais juifs, elle incluse) Afin de préparer la cérémonie des funérailles, moment sacré qui ne s'improvise pas, elle fait raconter aux vivants ce qu'ils savent de la personne décédée, et le restitue le jour de l'enterrement avec ses mots entremêlés de ses “récits“ mythologiques tirés de la Bible, du Talmud, de la tradition orale ou d'histoires juives. Pénétrant ce qui constituait la vie du disparu pour en faire un destin, elle ne s'attarde pas sur les circonstances de sa mort ou sur les moments tragiques, mais au contraire donne du sens à ce qu'on peut voir comme une suite romantique, un conte mythologique, une existence avec des passages saillants. Il s'agit parfois de convoquer des fantômes, dont l'existence remonte aux morts de la tradition juive recouverts d'un linceul blanc. Les dibbouks sont des fantômes craints ou célébrés dans les récits traditionnels.
C'est souvent drôle et surtout intelligent, c'est vivant et diablement réfléchi.
Curieusement, en hébreu, le cimetière se traduit par Beit haH'ayim
(“Maison de la vie“), et la religion hébraïque tend à masquer, à éloigner la mort, comme un intrus. La religion ne dit d'ailleurs pas nettement où vont les corps et les âmes après la mort.
Delphine Horvilleur souligne l'importance que peut avoir pour le juif la récitation du Kaddish sur sa tombe, cette prière énoncée en araméen, dite par un des fils du (de la) défunt(e).
Simone Veil y a eu droit, par ses fils et deux rabbins, dont l'auteure, ce qui suscita la réprobation de conservateurs pour qui une femme ne peut pas dire le Kaddish. La rabbin évoque alors l'importance pour le juif, au moins cette fois dans l'année, de se rendre à la synagogue le jour de Kippour, pour le Grand Pardon. Une histoire juive surgit, un croyant en conversation avec Dieu, lui avoue qu'il n'a pas grand chose à se faire pardonner, au contraire de Lui, qui devrait s'y soumettre pour les souffrances du monde. L'homme dit alors : « Je te pardonne, tu me pardonnes, on est quittes ». À quoi un rabbin lui rétorque : « Mais enfin, espèce d'idiot, pourquoi as-tu laissé Dieu s'en tirer à si bon compte ? »
« La laïcité à la française empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l'espace…L'identité juive repose aussi sur une vacance… parce qu'elle n'est pas prosélyte… et peine à formuler ce qui la fonde. » Dans les espaces libres que préserve le judaïsme, il y a place pour de multiples définitions de ce dernier : le judaïsme de croyant de
Delphine Horvilleur peut ainsi cohabiter avec l'athéisme d'une
Elsa Cayat, psychanalyste et journaliste à
Charlie Hebdo où elle a été assassinée au cours de l'attentat du 07 janvier 2015. Présentée comme un « rabbin laïc » lors de ses obsèques, elle accepte cette formule paradoxale. Et rend compte d'un débat rapporté par le Talmud entre des rabbins dont l'un fit appel à Dieu pour le trancher. Dieu invoqua la Loi mais les rabbins lui rétorquèrent : « Tu nous as donné la Loi au mont Sinaï ; dorénavant, elle est entre nos mains et non entre les tiennes » C'est aux hommes d'interpréter la Loi, y compris contre l'avis du divin. Et Dieu s'amusa d'avoir été “vaincu“. Ce Dieu est grand qui accepte l'échec, à l'inverse de celui brandi par les tueurs islamistes, qui s'offusque d'être moqué.
Les Juifs ne fleurissent pas les tombes, mais posent des cailloux, en souvenir des sépultures qui devaient être ainsi signalées, en particulier aux “Cohen“, membres de la famille sacerdotale, qui ne devaient pas s'approcher des morts pour rester purs pendant leurs offices.
Avec le Covid, l'ange (de la mort, Azraël) que nous voulions éloigner exige qu'on lui fasse de la place dans nos existences et dans nos sociétés. Il connaît notre nom, notre adresse et ne se laissera pas tromper.
Ainsi voyageons-nous dans la pensée et les histoires de cette femme rabbin libérale, éclairée et docte. le texte est limpide, le propos édifiant, l'hymne à la vie transparaît à chque page. La religion juive est omniprésente, mais légère, elle a largué son corpus dogmatique pour s'ouvrir à la modernité, tout en extrayant sa sève du Livre et de la tradition.