Ainsi, c’est bien toujours le nom de Titien que ramène l’analyse du Concert champêtre. Gomment cette attribution ne s’est-elle pas imposée? Sans doute, parce que nous ignorons presque Titien jeune, tandis que la maturité de ce peintre nous est bien connue; nous avons quelque peine à imaginer que le quinquagénaire grisonnant, dont le visage nous est familier, a pu être un enfant aux cheveux bouclés; et nous pensons difficilement que le peintre des empereurs et des doges ait pu être celui des adolescents gracieux comme des pages.
La peinture religieuse, à Venise, entre 1510 et 1520, ne peut bénéficier de circonstances aussi favorables et les peintres ne peuvent appliquer leur réalisme sans risquer, à tout instant, de compromettre la dignité de la Vierge en la mêlant de trop près à la commune humanité. Aussi longtemps que, sur les panneaux des Crivelli et des Vivarini, la Vierge resta enchâssée dans des niches de marbres polychromes, comme une statue à peine plus animée que son décor de pierre et d’or, les peintres purent, sans scrupule, déposer auprès d’elle, en des niches voisines, des figures de saints et même, au pied de son trône, placer quelque image menue de pieux donateur. Mais à la fin du xvie siècle, la Vierge est descendue de son siège; déjà, parfois, chez Bellini, puis chez Giorgione, Palma, Titien, elle se présente en pleine nature, foulant l’herbe de la prairie, éclairée par la lumière de notre soleil, à peine distincte des autres femmes, par le bleu de sa robe et les caresses du bambino. Pour la peindre, l’artiste n’a pas d’autres couleurs que celles qui servent à rendre la beauté de la Madeleine ou de quelque pieuse donatrice. Il n’y a plus rien pour préciser sa divinité. Depuis longtemps, son nimbe a disparu sur la palette des peintres à l’huile. Pour la distinguer, l’artiste n’a d'autre ressource que de la faire aussi belle que son art le lui permet. Mais, comme il s’efforce tout autant quand il peint n’importe quelle autre figure féminine, la beauté même de la Vierge ne fait qu’accentuer encore son caractère humain.
Parmi les plus illustres de la Renaissance, Titien est un de ceux dont les débuts sont, pour nous, très obscurs; mais ses dessins réservent encore quelques enseignements à celui qui aura pu les étudier méthodiquement. Ils sont fort dispersés et, pour la plupart, la question d’attribution se pose ; elle se pose d’autant plus à mesure que l’on remonte vers les origines, c’est-à-dire vers le temps où les peintures qui pourraient offrir des points de comparaison se font plus rares ou disparaissent.
Bientôt c’est Titien lui-même qui, dans ses interminables supplications, demande au roi de ne pas oublier son grand âge. Et en août 1571, il écrit la fameuse lettre qui a fait dater sa naissance de l’année 1477. « Je ne sais comment trouver moyen de vivre dans mes dernières années que je dépense toutes au service de Votre Majesté catholique sans servir personne autre, n’ayant pas reçu un liard depuis dix-huit ans en paiement des peintures que je lui ai envoyées de temps en temps.... » Et il invoque en terminant le dévouement d’un serviteur de quatre-vingt-quinze ans.