Étranges rivages », annoncé comme le dernier roman dans la série des enquêtes d'Erlendur Sveinsson, nous laissait sur une impression d'attente, une fin ambiguë et mélancolique. « Les nuits de Reikjavik » ne nous éclaire pas sur ce qu'est devenu notre héros. Au lieu de cela, l'auteur nous propose une enquête antérieure à la série des romans consacrés à Erlendur.
En 1974 Erlendur est un jeune officier de police en tenue, dont le quotidien nocturne est rempli d'accidents de voiture, de vols, d'ivrognes et de bagarres. Il est le témoin des drames humains invisibles au regard des autres.
Erlendur et son équipe sont appelés pour un cas de violence domestique. Après leur intervention, pendant leur retour au commissariat, ses pensées le ramènent un an en arrière, sur une affaire non résolue, le cas de noyade d'Hannibal, un clochard qu'il avait eu l'occasion de rencontrer par le passé.
« En rentrant chez lui, il repensa au clochard qu'on avait trouvé dans cette mare à Kringlumyri. Il ne parvenait pas à le chasser de son esprit. Peut-être parce que cet homme ne lui était pas tout à fait inconnu. Il avait entendu l'information donnée par le central sur sa radio alors qu'il patrouillait et était arrivé le premier sur les lieux. Il revoyait cet anorak vert, flottant à la surface de la mare, et ces trois garçons avec leur radeau. »…
« Peu avant son décès, l'homme avait dit à Erlendur que quelqu'un avait tenté d'incendier la cave dans laquelle il habitait. Personne ne l'avait cru, y compris Erlendur. Ça l'obsédait de ne pas l'avoir écouté et de lui avoir manifesté la même indifférence que les autres. »
La mort de ce clochard, à la même période que la disparition d'Oddny, une épouse maltraitée par son mari, lui donnent à penser que les deux affaires pourraient être liées.
Erlendur va donc enquêter, sur son temps libre, afin de démêler ces deux affaires. Il va rencontrer Rebekka, la soeur d'Hannibal, pour essayer de mieux connaître cet homme, et de trouver des raisons à son décès. Au cours de ses recherches, menées avec beaucoup d'humanité et de bonté auprès des laissés pour compte au refuge des sans-abri, et auprès de Rebekka, la soeur d'Hannibal, il va accumuler des indices lui donnant à penser qu'Hannibal a été victime d'un meurtre.
Nous commençons a découvrir chez le jeune Erlendur les prémisses de ce qu'il sera dans les aventures futures, ces traits de caractère qui définissent le personnage que connaissent tous les lecteurs d'
Indriðason : sombre, obstiné et presque antisocial.
« Il avait alors compris qu'il détestait voyager avec des gens qui manifestaient en permanence de la gaîté. Toute cette joie avait quelque chose d'oppressant. »
Ce côté obsessionnel quand il est sur une affaire, et son peu de goût pour le social se font jour lorsqu'on voit comment il se comporte avec Halldora, sa petite amie qui deviendra plus tard sa femme. Il recule le moment de s'engager, jusqu'à ce qu'elle lui force un peu la main.
Mais ce qui nous le rend aussi sympathique est cette totale empathie qu'il éprouve envers les victimes, et les laissés pour compte, les vivants comme les morts.
« Il pensa à cette maison du quartier Ouest devant laquelle il lui arrivait de passer quand revenait l'obséder l'histoire de la jeune fille disparue sans laisser de traces alors qu'elle se rendait à l'École ménagère. Il était évident qu'il s'intéressait aux disparitions. «
Ces phrases que lui adressait Hannibal, un an auparavant, sont significatives de l'altruisme poussé que l'on rencontre chez Erlendur:
« Qu'est-ce qui te pousse à faire des bonnes actions comme ça ?
– Rien du tout.
– Pourquoi tu as l'impression que tu dois te racheter ? C'est à cause de ça que tu m'aides ? Pour pouvoir effacer tes fautes ? C'est pour ça ? Je suis l'instrument de la rémission de tes péchés ? »
Il a vécu un drame dans son enfance et traîne depuis un sentiment de culpabilité qui a façonné son caractère. La traumatisme de n'avoir pu sauver son petit frère exacerbent sa propension à être toujours présent pour les autres, à les aider, parfois malgré eux.
« Au phénomène en soi, mais aussi au sort de ceux qu'on ne revoyait jamais et à ceux qui restaient. Il avait conscience que cette obsession plongeait ses racines dans le drame qu'il avait vécu dans sa chair sur les hautes landes des fjords de l'Est et dans ses lectures sur les gens qui se perdaient dans la nature et les épreuves qu'ils enduraient en sillonnant ce pays âpre et impitoyable. »
Son opiniâtreté, souvent au mépris des règlements et de la hiérarchie, son intuition et sa totale implication dans ses recherches vont attirer l'attention de la Commissaire Marion Briem, qui deviendra son mentor et que nous découvrirons dans les autres volets de la saga « Erlendur ».
J'ai retrouvé avec plaisir Erlendur un peu plus jeune, riche des promesses que je sais qu'il a tenues. En même temps il reste toujours un peu en marge, un peu décalé,un observateur un peu étranger au monde qui l'entoure et peut-être même à sa propre vie.
A noter le clin d'oeil en forme d'hommage au couple suédois
Maj Sjöwall et
Per Wahlöö, précurseurs du roman policier nordique, avec la mention du roman que lit Erlendur : « L'homme qui rit ».
Indriðason signe là un de ses meilleurs romans, qui porte indéniablement sa griffe: il dépeint avec la même précision et authenticité ses personnages, la société Islandaise, un roman porté par une énergie plus vive que la sombre mélancolie qui baigne les aventures d'Erlendur.
Un excellent moment de lecture, qui ne devrait pas être le dernier. L'auteur, dans une récente interview, déclarait ne pas en avoir fini avec son personnage, ce dont je me réjouis.