Le monde se partage en trois catégories, pas davantage : il y a des gens qui savent, d’eux-mêmes, qu’avec un couteau qui sent l’oignon, on ne doit pas couper du pain ; il y en a d’autres qui n’y pensent pas, mais qui l’apprennent en le voyant faire ; il y a ceux qui ne le savent pas, qui ne l’apprennent pas en le voyant faire, et qui continuent à manger ou à sentir du pain puant l’oignon. S’il y avait une justice sur la terre, de tous ces gens, les premiers devraient donner des ordres, les seconds les faire exécuter ; et les derniers obéir. Ainsi, le monde pourrait approcher de sa perfection, ce qui est loin d’être, car la vie n’a pas de bon sens.
Il est féroce, le souvenir de la faim prolongée pendant des semaines et même des mois, lorsqu’un morceau de pain vous semble un événement. Le manque de toit et la vermine, qui font cortège à la faim, sont un cauchemar aussi impitoyable. Et à moins d’être une brute qu’aucun animal ne saurait égaler, l’homme qui a connu cette dégradation-là en contracte une peur mortelle et fait de son mieux pour éloigner le retour d’une telle existence.
Il n’y a pas de bonheur comparable à celui que vous arrachez à résistance au prix de risques et de cruels efforts. Tout est joie enviable, de ce que les hommes vous refusent mesquinement. Et toutes les joies sont nobles, toutes vous sont accessibles, si vous les cherchez en plongeant votre main nue dans le brasier de votre destin. La morsure du feu même recule devant l’audace de votre désir, pourvu que vous soyez toujours prêt à accepter d’être mordu par l’impitoyable gardien de toutes les joies terrestres.
Les grands fleuves sont comme les grandes âmes : leur fond est à jamais instable. C’est ce qui passionne les vrais navigateurs, car rien n’est plus triste qu’un chemin sûr, pour celui qui comprend la vie.
La liberté, la vraie, c’est l’harmonie. L’évolution sans heurts. Elle ne se trouve que dans le mouvement des astres, où dort le commandement suprême, le commandement sans défaut et sans défaillance.