Ari Thor scruta Tomas sans un mot.
Les choses venaient de prendre un tour compliqué tout à coup, et il se sentait de nouveau dans la peau de l'étranger, comme aux premiers temps de son installation à Siglufjördur. Un étranger dans un endroit où les gens étaient tous liés les uns aux autres, sans qu'aucun ne se fasse réellement confiance.
Chaque pas arrachait un craquement aux marches, comme la glace d'une mare gelée prête à céder.
La liberté est une chose merveilleuse , mème si la responsabilité qui l'accompagne peut sembler un fardeau pénible.
Ici, l'automne n'était pas une véritable saison, plutôt un état d'esprit.
Herjólfur s’intéressait tout particulièrement à cette bâtisse à l’abandon, et cela l’ennuyait. Il éprouvait rarement de la peur, son métier l’avait habitué à mettre de côté les sentiments importuns. Mais, cette fois, il n’y arrivait pas. Ça ne lui plaisait guère. Il s’était garé au bord de la route et hésitait à sortir de la voiture de patrouille. Sans la grippe d’Ari Thór, l’autre policier de la ville, il n’aurait même pas dû être de service…
Il resta un long moment assis sans bouger. Des rafales de pluie cinglaient la voiture. Ses pensées le ramenaient à la douce chaleur de son salon. Emménager dans la région avait été une sorte de choc culturel, mais sa femme et lui commençaient à s’y sentir bien. Ils avaient peu à peu réussi à faire de la maison sans attraits qu’ils habitaient un vrai foyer. Leur fille était restée dans la capitale où elle suivait un cursus universitaire, tandis que leur fils vivait avec eux. Il occupait un appartement au sous-sol de la maison et étudiait au lycée du coin.
Ce n’était pas la première fois qu’un cri de nourrisson tirait de son sommeil Ari Thór. Il regarda le réveil : 5 h 30. Il s’était couché de bonne heure la veille après deux jours de lutte contre une féroce grippe automnale, mais il était tout de même encore trop tôt pour se lever.
Ari Thór prenait à cœur son rôle de père mais cela l’occupait beaucoup trop et provoquait régulièrement des tensions avec Kristín. Et puis, lui-même fils unique avec peu d’expérience des enfants, cela n’avait pas été simple, au début, de maîtriser les fondamentaux. S’était posée aussi la question du prénom de l’enfant. Il avait attendu quelques jours après la naissance pour aborder le sujet. Il sentait la dispute possible et imminente – mais de quelle ampleur ? Au début, tout ébloui par l’arrivée de ce premier enfant, il s’était dit que le prénom n’était pas si important. Peut-être n’était-ce pas une bonne idée de camper sur ses positions et de briser l’exquise harmonie qui les enveloppait. Mais ses sentiments n’avaient pas tardé à refaire surface : c’était vraiment important. Ari Thór Arason s’imposait. Le nom de son propre père, disparu quand Ari Thór était encore trop jeune.
Le téléphone portable d’Ari Thór sonna. Kristín était déjà descendue avec Stefnir, et le trille entêtant s’insinuait dans le calme fragile du sommeil. Les yeux toujours fermés, Ari Thór attrapa le portable sur la table de chevet. Il le laissait allumé jour et nuit, qu’il soit de service ou non. Impossible de faire autrement avec un poste de police en sous-effectif dans une communauté si petite.
Sans doute était-ce Herjólfur qui voulait savoir si sa santé lui permettait de reprendre le travail aujourd’hui. Lors d’une de leurs rares conversations, l’inspecteur lui avait parlé de son projet d’emmener sa femme en vacances à Reykjavik. Ils n’étaient pas spécialement portés sur la vie au grand air et ne profitaient jamais des excellentes pistes de ski à la sortie de la ville. Ces vacances dans le sud – ils iraient au théâtre, avait précisé Herjólfur – étaient importantes pour eux. Ari Thór savait que son rétablissement était attendu.
Dépourvus de nuit, les mois d’été nappent montagnes et vallées d’une myriade de couleurs. Matin et soir, la mer est semblable à une mare d’or huileux. Rien ne peut égaler le calme placide et charmant d’un premier matin d’été, quand les montagnes majestueuses et verdoyantes se reflètent dans le fjord si sensible à la beauté.
Alors, tous les maux de l’hiver sont oubliés.
La pluie redoublait; une tempête se préparait. En des jours comme celui-ci, la beauté incomparable du fjord et des montagnes s'effaçait derrière les forces de la nature et la ville devenait sinistre - et très, très humide.