Je n'avais encore rien lu de
Julia Kerninon et j'ai été absolument charmée par son écriture. Son dernier roman,
Ma dévotion, divisé en huit époques composées de très brefs chapitres (parfois une seule phrase ou un paragraphe, le plus souvent trois pages, une fois cinq pages) donne la parole à une narratrice à la première personne qui s'adresse à son interlocuteur au coin d'une rue. Dès le premier chapitre, Helen (« je ») expose la situation en s'adressant à Franck Appeldore (« tu ») ; le lecteur apprend ainsi qu'ils ont vécu ensemble 17 ans à Amsterdam, qu'ils se sont séparés, puis qu'ils ont de nouveau cohabité pendant 14 ans, ailleurs, avant de se séparer « violemment » cette fois, et qu'il s'est écoulé 23 ans avant leur rencontre inopinée sur ce trottoir de Londres : « je vais tout te raconter, ici et maintenant, debout dans la rue, je vais te raconter toute notre histoire depuis le début parce qu'il faut que je l'entende moi aussi » (p. 15).
Helen Merton écrit beaucoup –la littérature occupe sa vie d'écrivaine et d'éditrice –, mais parle habituellement peu, et la brutalité du hasard de cette rencontre ouvre les digues. La très brève première époque du roman (intitulée « Londres », à peine 11 pages) va distiller d'intrigantes informations qui s'éclaireront au fil du monologue d'Helen, pour certaines à la toute fin de son récit : ses frères auraient pu la tuer ? à l'adolescence, ils ont le projet de la violer ? il est arrivé quelque chose en Normandie ? elle a été mariée, mais pas à Franck ? Franck et elle ont causé la mort d'un innocent ?
La relation d'Helen et de Franck se révèle complexe et fluctuante, faite d'amitié-détestation et d'amour-haine. Et nous ne la connaissons que grâce aux paroles d'Helen... Ils se sont connus à la fin de l'enfance, à 12 ans, ils ont fait l'amour ensemble à 14 ans, ils ont vécu ensemble longtemps en gardant une relation forte, parfois amicale parfois sexuelle aussi. Ils ont chacun eu d'autres amants, sont tombés amoureux, se sont quittés, se sont retrouvés… Les deux personnages sont issus du même milieu privilégié (pères diplomates), mais évidemment leurs tempéraments diffèrent : Franck est un célèbre artiste peintre fantasque et égoïste, alors qu'Helen se décrit elle-même comme besogneuse (c'est vrai) et altruiste (vraiment ?). Elle ne se ménage cependant pas dans ce récit : elle reconnaît ses torts, avoue un geste criminel et une ignoble mesquinerie qui aura de tragiques conséquences. Pourtant le lecteur comprend qu'elle n'est jamais complètement sincère. Elle le reconnaît elle-même, mais, toujours ambiguë, en parlant de l'attitude de Franck : « […] mais nous mentons tous, après tout, dès lors que nous posons des mots sur notre expérience, nous choisissons une certaine version des choses au détriment des autres possibles, chaque vocable contient en lui-même une interprétation […] (p. 144). Je suppose que, comme moi, vous compatirez avec Helen, vous la plaindrez parfois, et d'autres fois vous aurez envie de la secouer, de lui ouvrir les yeux, de carrément l'engueuler, et vous conclurez peut-être avec moi que cette dévotion ressemble plus à une dépendance affective qu'à un amour altruiste… ce qui n'enlève rien à son intérêt littéraire !
J'ai beaucoup aimé l'écriture
Julia Kerninon. Elle adopte souvent un rythme ternaire (trois adjectifs, trois verbes, trois relatives…), ce qui finit par donner une musicalité particulière au texte. J'ai été frappé aussi par la richesse du vocabulaire qui, sans être sophistiqué, exprime toujours avec une grande justesse la complexité des sentiments. J'ai aimé l'ancrage des faits relatés dans leur époque grâce aux rappels de la mort de personnages célèbres : Pollock,
Pie XII, Robert Kennedy, etc. Je ne peux m'empêcher d'être un peu déçue par la façon dont se termine l'histoire entre Franck et Helen : il me semble que cela cadre mal avec leurs caractères respectifs. Un autre bémol aussi pour ces deux infatigables octogénaires plantés au coin d'une rue de Londres : « Je crois qu'il y a bientôt six heures que je te parle tout bas » (p. 299)...
Merci au Grand Prix des lectrices de Elle et aux éditions du Rouergue.