Vers un conflit inéluctable ?
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Ce tome fait suite à
Oblivion song, tome 4 (épisodes 19 à 24) qu'il faut avoir lu avant. Il s'agit d'une histoire complète en 6 tomes et il faut avoir commencé par le premier. Celui-ci regroupe les épisodes 25 à 30, initialement parus en 2020, écrits par
Robert Kirkman, dessinés et encrés par
Lorenzo de Felici, mis en couleurs par
Annalisa Leoni. Elle a également dessiné l'histoire de 8 pages en fin de tome.
Dans la réalité d'Oblivion, à l'entrée d'un grand bâtiment recouvert par la Pousse, Nathan Cole ramasse ses trouvailles, des outils électroniques. Il les met dans un sac, effectue encore quelques pas et en ramasse un autre. Il constate que son sac commence à être bien plein, tellement absorbé qu'il ne fait pas attention à son environnement. de petites créatures toutes en pattes lui grimpent dessus, et il se met à fuir car il sait que toute une horde va débouler et le recouvrir. Il n'hésite pas un seul instant et saute par la fenêtre. Il se réceptionne sur un auvent qui ralentit sa chute jusqu'au sol. Il se reçoit sur ses deux jambes en amortissant le choc. Il se remet debout et siffle avec ses doigts. Un énorme quadrupède avec des sortes de tentacules en lieu de tête s'avance. Nathan félicite sa monture Lightning d'avoir répondu à son appel aussi vite. L'animal s'agenouille pour le laisser monter sur la selle accrochée sur son dos. Il lui enjoint de galoper à toute allure car des dizaines de créatures pleines de pattes ne sont plus qu'à quelques mètres.
Trois ans se sont écoulés, et Nathan Cole chevauche une bête fantastique galopant à travers une zone colonisée par la Pousse. Ils parviennent à échapper à leurs poursuivants et arrivent à proximité de la demeure de Gakaal et de son fils Nanuul, ce dernier arborant une jolie cape qu'il s'est fait lui-même. le fiston rejoint la maison, et le père prend l'humain à part : la commission des sciences a annoncé qu'elle est proche de faire fonctionner le dispositif de transfert. Il craint que les recherches qu'il mène avec Nathan n'aboutissent trop tard, alors que son peuple est en passe d'avoir accès à la Terre. Nathan regrette de ne pas s'être introduit dans la base des hommes sans visage pour détruire sa ceinture, quitte à se sacrifier. le lendemain, ils se remettent au travail, avec toujours le même objectif : parvenir à déterminer ce qui dans l'atmosphère terrestre, tue la Pousse. Gakaal résume la situation : si les kuthaals parviennent à mettre pied sur Terre, ce sera la guerre, et les humains ne feront pas le poids face à eux. D'un autre côté, le monde des kuthaals étant irrémédiablement empoisonnés par la Pousse, c'est la seule possibilité d'action qu'il reste à cette race pour survivre. Soudain un grand fracas se fait entendre. Une douzaine de grosses créatures agressives déboulent vers l'habitation. Nathan demande à son ami de se reculer parce qu'il a travaillé sur un autre projet et qu'il souhaite lui montrer le résultat. Il lève le bras et brandit ce qui ressemble à une épée, avec, entre le pommeau et la lame, les restes de sa ceinture de transfert.
Tout commence bien avec une scène muette fort intrigante, rassurant le lecteur sur l'état de santé du personnage principal, et au bout de neuf pages, le scénariste refait le même coup qu'au début du tome 3. Pourquoi pas ? Il ne fait que rendre apparente la construction en trois parties de son histoire, chacune composée de 12 épisodes. Comme pour l'ellipse entre les tomes 2 & 3 celle-ci a du sens : elle laisse le temps à la situation d'avoir évolué au rythme requis pour des changements significatifs. Ce chapitre commence par une séquence quasiment muette (quelques rares phylactères dans lesquels Nathan s'adresse à sa monture) de course-poursuite. S'il l'avait oublié, le lecteur se souvient tout de suite de la qualité de la narration visuelle : formidable et à couper le souffle. Comme à son habitude,
Kirkman laisse le dessinateur faire le gros du travail dans cette séquence, voire tout le travail de narration. Comme dans les tomes précédents, de Felici épate le lecteur : il sait créer un environnement avec une ambiance extraterrestre, sans en mettre partout, sans donner l'impression de piocher dans des décors en carton-pâte déjà vus mille fois et totalement génériques. le lecteur prend plaisir à regarder les bâtiments enfouis sous la Pousse, ainsi que les créatures étranges. Il note qu'elles ne sont pas laides ou repoussantes, et que c'est la mise en scène de leur comportement qui atteste du fait qu'elles soient dangereuses. Il sourit en voyant la monture de Nathan : un croisement entre un cheval et un taureau avec un poulpe en lieu et place de tête. Il y a une forme de naïveté d'un autre âge dans cette morphologie, une science-fiction datée, mais d'un autre côté, il anime bien la bestiole et le lecteur finit par y voir un animal à peine domestiqué, doté d'une intelligence supérieure à celle d'un cheval. Il se rend compte que plusieurs séquences plus loin Nathan confirme les déductions du lecteur sur le degré d'intelligence de la monture, faites uniquement à partir de ce que montrent les dessins.
Le lecteur progresse dans le récit et il se rend compte qu'il s'immerge dans chaque lieu, parfois sans se rendre compte que les arrière-plans ne sont pas forcément très fournis. En effet, la coloriste effectue un travail discret, des camaïeux simples qui ne s'apparentent pas à de la couleur directe, mais qui suffisent pour donner l'illusion de la profondeur, ou celle de reprendre des éléments de l'environnement, en n'en suggérant que les lignes structurantes. À d'autres moments, de Felici investit le temps nécessaire pour représenter les lieux dans le détail, que ce soit ceux extraterrestres, ou ceux plus familiers sur Terre. Ainsi le lecteur se retrouve dans la salle de méditation des kuthaals avec son architecture simple et étrangère, puis à voyager au-dessus des toits de leur cité par un système ingénieux et extraordinaire, devant le trône très particulier du Grand Kuragg, sur la grande place où l'armée kuthaal se trouve prête à partir, et dans les bons vieux États-Unis, devant le Pentagone, devant une très belle demeure en banlieue, dans un grand salon, dans une chambre d'hôpital, dans un bar à la lumière tamisée, ou encore dans un laboratoire ultrasophistiqué.
Au fil des chapitres, le lecteur marque un temps d'arrêt devant certaines scènes visuellement frappantes : la course effrénée dans les zones envahies par la Pousse, le combat avec une épée électrifiée, la découverte du trône kuthaal, la découverte de l'armée d'invasion kuthaal, le coupage des cheveux de Nathan par Heather, le langage corporel de Dulaam dans la maison d'Heather, le démantèlement des avions de chasse, etc. L'artiste joue également avec la mise en page quand l'opportunité s'en présente : des dessins en pleine page ou en double page, mais sans en abuser, des cases de la hauteur de la page avec des inserts dans leur tiers inférieur pour un effet remarquable. Il augmente le nombre de cases par page pendant les combats pour montrer que les actions se déroulent plus vite, et il utilise une fois ou deux des cases penchées en trapèze pour accompagner le mouvement. Même s'il n'y prête pas une attention consciente, le lecteur ressent la qualité de la narration visuelle, la manière dont elle raconte beaucoup plus que ne le font les phylactères des dialogues.
Le lecteur plonge dans ce nouveau tome avec un horizon d'attente très élevé que ce soit pour les personnages, ou pour l'intrigue. Il sait qu'il en sortira un peu frustré car la distribution est importante sans être pléthorique, et tous les personnages ne disposeront pas de beaucoup de place pour s'épancher. Il retrouve quand même la dynamique entre les deux frères, et celle entre Heather et Nathan. Il est comblé sur ce plan, car le scénariste met en scène des personnages qui existent pour lui, par des coquilles vides, simple prétexte à supporter des aventures spectaculaires. Pour autant, il y a des conflits et des scènes d'action à couper le souffle grâce à la narration visuelle remarquable. L'heure du conflit est arrivée et rien ne semble pouvoir éviter le déclenchement d'une guerre. L'enjeu est simple et énorme : pour survivre, les Kuthaals doivent conquérir un nouveau territoire, et la Terre correspond à leur besoin. Après plusieurs années d'études, ils sont en position de supériorité technologique et physiologique sur les êtres humains. Ces derniers ont l'avantage du terrain et de l'armement. En tant qu'être humain, le lecteur ne peut que prendre parti contre l'envahisseur, même s'il comprend bien sa volonté de ne pas mourir. Comme à son habitude,
Robert Kirkman ne se contente pas d'un antagonisme facile des bons contre des méchants : les factions majoritaires d'un côté comme de l'autre se sont préparées au conflit. Mais elles ne représentent pas l'intégralité d'une nation ou d'un peuple, et d'autres individus ont travaillé à construire des solutions pacifiques. C'est ainsi que l'auteur allie le meilleur des deux mondes : une histoire de conflit, et une histoire d'alternative, une histoire de peuples et une histoire de personnes, une histoire de convictions et de valeurs, où la coopération reste possible. Il ne se contente pas de dénoncer une démarche conflictuelle, il met en scène l'alternative, celle qui refuse la relation basée sur la peur de l'autre, celle qui voit une richesse dans la différence.
Comparée aux deux séries majeures de
Kirkman, Invincible & Walking Dead, celle-ci est une série courte en seulement 36 épisodes, ou 6 tomes. le lecteur a pu constater la maturité de sa forme dès le premier tome, que ce soit pour la narration visuelle, ou pour l'art de nourrir des personnages, et de surprendre par des révélations incroyables. Ce cinquième tome présente un même niveau de qualité, d'excellence, mêlant les conventions du récit d'aventure et de conflit, avec des personnages normaux et remarquables, et les valeurs du scénariste qui ne pratique pas l'angélisme, mais qui refuse aussi le simplisme, la pensée unique et la force comme seule solution efficace. du grand art.