Tout était ami dans cette nature : les journaliers attardés de la Ferlandière ou de l’Abbaye qui regagnaient Fumeçon ou la Neigerie ; les gardiens de bestiaux, les bergers appuyés sur leurs bâtons, philosophes et rêveurs sous leur limousine rayée ; tous les rudes remueurs de terre qui, des sentes pleines d’herbe, apparaissaient sur la route et levaient leurs chapeaux en un geste familial disant leur silencieux bonheur.
C’étaient les humbles, connus et respectés, qui saluaient les trésoriers de Dieu, les économes de la terre ; les grands et vieux enfants souhaitant le bonsoir au jeune père, fils des anciens qu’ils avaient aimés, et sous lesquels leurs familles avaient servi… Et un perpétuel « Bonsoir, monsieur Jacques ! … » scandait la route de notes amicales et libres, faisant de la Ferlandière un autre pays, loin, bien loin du nouveau Val d’Api.
Odile, de sa place, regardait Jacques assis bien droit sur son siège, dominant de sa haute taille toute l’immense plaine herbeuse endormie dans la nuit, répondant par le même grave « Bonsoir, mon ami ! » au plus petit pâtre comme aux importants chefs de culture…
La jeune fille le sentait « roi » à la façon des antiques ; et, un à un, comme les grains d’un chapelet qu’on égrène, et qui d’eux-mêmes se placent sous les doigts, les souvenirs passaient devant son esprit dans cette fin de voyage et dans le recueillement du soir.
Cette bonne terre, légère et chaude, cette terre qui fleure un parfum puissant et mystérieux…cette terre qui semble conserver sous sa rude enveloppe l’âme invisible des choses matérielles, cette terre, c’est la sienne…c’est celle de son père…de tous ses aïeux !...Ils dorment là, dans son sein, leur tranquille sommeil, comme un ami se repose dans les bras d’un ami.
Je suis effrayée moi-même, à certaines heures, de ma facilité à me dédoubler, de ma puissance de sentir, de vibrer !... Devant certaines beautés, il me passe un frisson dans tout l’être ! … […]et je m’étonne de l’union qui existe entre la nature et moi… Quand le vent souffle dans la forêt, secouant ses feuilles mortes sur mes cheveux, il me semble parfois que, moi aussi, je suis de la forêt, ou que ces arbres ont quelque chose comme une âme qui parlerait à mon âme le langage mystérieux des choses.
La souffrance a un rôle providentiel à jouer...c'est l'attaque puissante qui fait vibrer l'âme tout entière comme vibre l'instrument sous la pression de l'archet...
(Jacques de la Ferlandière) "Je défendrai notre terre pied à pied contre vous tous, car, après Dieu, elle est la grande amie! cette chose faite de la poussière, du souvenir et des travaux de nos ancêtres, qu'on ne peut pas arracher, emporter avec soi...
[...] C'est de ce sentiment-là que la patrie est faite ! !.."