Tu sais ce qu’on dit du mois de mars : s’il entre comme un mouton, il sort comme un lion. C’est ce qu’il’a fait cette année-là. Après dix jours de douceur, il y a eu de nouveau du vent et de la neige.
Avant leur arrivée, j'étais heureuse. Mais ils avaient également anéanti mon bonheur. Et cela, je ne le leur pardonnerais jamais. Antoine et Julie n'ont cessé de me répéter qu'il fallait essayer d'oublier, qu'il n'était pas bon de vivre avec tant de haine dans le cœur. Mais comment le pourrais-je ? Ils avaient introduit l'horreur dans mon existence, une existence jusque-là faite de soleil et de joie. Ils l'avaient transformée en un cauchemar vivant, puis en un sombre désespoir, et enfin en une terne grisaille qui durerait toujours.
Race supérieure, ainsi se nommaient-ils. Supérieure en cruauté, oui, et maudite. Déjà, ceux de la génération précédente avaient tué mon père, en 1916, alors que je n'avais qu'un an.
Au bout de quelques jours, j'étais devenu, comme les autres, un enfant aux cheveux ras, aux yeux inquiets, qui n'avait plus rien de commun avec le nin-nin de grand-mère Catherine. Nous formions un misérable troupeau terrorisé par Baf-Baf et par madame Ronchin, la femme du directeur, qui s'occupait de la lingerie et surveillait les repas. Quant au directeur lui-même, nous ne le voyions pratiquement jamais, sauf pour les punitions importantes. Il y avait le cachot, que j'avais connu le jour de mon arrivée, et, dans les cas les plus graves, le directeur convoquait le fautif dans son bureau. Il lui ordonnait de baisser son pantalon et appliquait des coups de baguette sur le derrière des jambes nues du pauvre garçon. Je ne connaissais cette correction que par le récit des plus anciens et je tremblais à l'idée que je pourrais, moi aussi, la subir un jour.

— C'est mon vélo. Rends-le-moi. Toi, tu as le tien.
Aurore fixa sa sœur avec défi :
— Maman m'a donné la permission.
Avec un sentiment de catastrophe parce qu'elle se savait, là aussi, vaincue d'avance, Henriette courut jusqu'à la maison. Elle entra comme une tornade, cria :
— Maman, maman, Aurore a pris mon vélo !
Comme une scène réglée d'avance, Henriette constata le changement d'expression de sa mère : les sourcils froncés, les lèvres serrées, le regard réprobateur.
— Apprend, Henriette, qu'Aurore n'a rien pris du tout. Elle m'a demandé l'autorisation de rouler sur ton vélo et je la lui ai donnée.
— Mais maman, il... Il est trop grand pour elle. Et puis, elle va l'abîmer.
De nouveau, les sourcils se froncèrent.
— Quel mal y a-t-il si elle l'abîme un peu ? Ce vélo n'est pas une pièce de musée ! Quand donc cesseras-tu, Henriette, d'être aussi égoïste ?
Comment Henriette aurait-elle pu expliquer que c'était une véritable souffrance, pour elle, de savoir que la jolie bicyclette à laquelle elle tenait tant allait être détériorée sous ses yeux, comme l'avait été la poupée Blondine ?
Aimé acquiesça en souriant, et je l'observai tandis qu'il versait de la bière dans nos verres.
C'était lui, maintenant, qui évitait mon regard. J'admirais sa haute taille, ses larges épaules, ses bras musclés. Je les imaginai autour de moi, et j'en éprouvai une telle envie qu'elle devint une souffrance.
Je respirai profondément et m'obligeai à regarder autour de moi.
Notre amour nous ferait vivre dans un monde illuminé de soleil, même lorsque le temps serait gris et pluvieux.
Le jour de ma naissance — le 11 novembre 1918 — apporta à mes parents une double joie. Je naquis le soir, alors que la nouvelle de l'armistice était déjà connue et que notre village en liesse fêtait la paix revenue, soulagé de savoir que la guerre meurtrière qui, depuis quatre ans, tuait nos jeunes gens les uns après les autres était enfin terminée. Mon arrivée fut, pour ma famille, le second bonheur de la journée. Je poussai mon premier cri tandis que les cloches de l'église carillonnaient et que des pétards éclataient dans les rues.
— Cette enfant est bénie, déclara la sage-femme. Elle arrive en même temps que la paix.
Comme pour approuver cette affirmation, je fus un bébé placide, puis une enfant peu remuante. Dès que je sus marcher, je m'efforçai de suivre mon frère Aurélien partout où il allait. Plus âgé que moi de quatre ans, il me paraissait intrépide, et j'éprouvais pour lui une profonde admiration. I
Un souvenir gênant revenait parfois me troubler, mais je ne lui permettais pas de s'inscruster. Je le repoussais avec force. Mon subconscient prenait alors sa revanche et il m'arrivait de revivre, en rêve, cet instant où j'avais cédé à Honoré comme une femme facile. Je me réveillais le rouge au front et la honte dans le cœur. Il me fallait plusieurs jours, ensuite, pour chasser le sentiment de culpabilité que je ressentais.
Il est différent des autres... Les autres, ils me regardent en pensant à une seule chose, et vous savez laquelle. Lui, il est pur. Quand il me regarde, je me sens meilleure...
Mon mariage a été ce qu'on appelle un mariage de convenances. Mes parents m'ont fait épouser Roger. Je ne l'aimais pas, pas plus qu'il ne m'aimait. Si j'avais été amoureuse de quelqu'un d'autre, j'aurais protesté, refusé. Comme ce n'était pas le cas, je me suis dit : « Lui ou un autre, c'est pareil. »