« Perchée sur la racine de la bruyère, la corneille boit l'eau de la fontaine
Molière » : Racine,
La Bruyère,
Corneille,
Boileau,
La Fontaine,
Molière, les écrivains majeurs du Grand Siècle (à l'exception de Pascal et
Descartes, entre autres) figurent dans ce moyen mnémotechnique bien connu des potaches. Que des grands noms. Deux sont un peu moins connus,
Boileau et
La Bruyère, c'est un peu injuste dans la mesure où
Boileau a eu une activité de poète de premier ordre (notamment dans le domaine de la Satire) et plus encore a pesé dans le monde des Lettres (Querelle des Anciens et des Modernes),
La Bruyère, lui… ah !
La Bruyère c'est l'auteur des « Caractères » !
Jean de la Bruyère (1645-1696) n'a laissé qu'une oeuvre, mais quelle oeuvre ! : «
Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle » (1688). C'est l'oeuvre de sa vie : commencée en 1670, elle sera réimprimée à plusieurs reprises, constamment remaniée, revue et corrigée. La neuvième et dernière réédition interviendra l'année de la mort de l'auteur (1696).
«
Les Caractères » se présentent comme une suite de réflexions, maximes, portraits et remarques diverses, dans la continuité des « Caractères » de Théophraste, dont la traduction figure en tête de l'ouvrage. Comme les « Fables »
De La Fontaine ou le théâtre de
Molière, ils sont l'expression la plus pure et la plus définitive de l'esprit français au XVIIème siècle.
En seize chapitres, traitant chacun d'un thème précis,
La Bruyère fait le tour de la société de son temps, à la fois en moraliste et en satiriste. S'appuyant au départ sur les « Caractères » de Théophraste, une série d'une trentaine de portraits traitant des divers types moraux qui peuvent se rencontrer dans une société organisée,
La Bruyère alterne des périodes courtesavec des périodes plus larges, dans un style assez variable, parfois très vivant, parfois plus sentencieux, il donne à ses personnages un nom grec ou latin, qui rappelle bien sûr Théophraste, mais aussi (c'est mon impression) les héros des romans précieux, ou certains personnages de
Molière, il est vrai que la référence à l'antique était courante à l'époque.
Ces considérations morales sont autant politiques et philosophiques que psychologiques. Contrairement à son devancier La Rochefoucauld dont les « Maximes » sont parues bien avant (1665),
La Bruyère n'insiste pas dans la peinture des défauts des hommes, il les décrit de façon clinique et parfois souriante, mais ne noircit pas le tableau. La raison en est que le jansénisme qui prévalait vingt ans avant s'est un peu dilué, et que d'une certaine façon,
La Bruyère, en donnant une analyse à la fois personnelle et générale de la société qui l'entoure, est un peu aux avant-postes du siècle des Lumières (il y a encore du chemin, je sais, mais enfin…)
Il y a deux façons de lire les « Caractères » : le lecteur pressé qui veut juste « avoir une idée » de l'auteur, de son style, du contenu de son ouvrage, peut picorer dans le chapitre qui l'intéresse et y trouver son bonheur. Cela dit, s'il veut toucher du doigt l'esprit du Grand Siècle, il fera aussi bien de relire
Molière, qui évoque les mêmes thèmes, et de façon bien plus vivante. Mais s'il veut une étude sérieuse et approfondie des « Caractères », il doit lire l'oeuvre en continu. Mais attention, ce n'est pas
Agatha Christie ou Exbrayat, ça ne se lit pas d'une traite, il faut prendre son temps, faire des pauses, au besoin recopier le texte, s'il n'est pas trop long, pour mieux en extirper le sens (ça m'arrive parfois, avec Pascal, notamment), bref,
La Bruyère, faut se le faire… mais ça vaut le coup.
Et pour avoir un écho un peu plus près de nous, on peut lire ou relire avec le plus grand intérêt (et le plus grand plaisir) le Journal de
Jules Renard (1887-1910)