On peut se perdre des heures dans la lecture des entretiens, sans jamais, semble-t-il, épuiser la richesse de cette étonnante galerie de portraits. Reste que, dans l’abondance de ces pages, le véritable cœur du sujet poursuivi par les créateurs de la revue et qui donne son titre à la série, l’art de la fiction, semble rester hors de portée, comme s’il devait conserver son mystère, au point que même ses praticiens les plus éminents ne peuvent le formuler ni le désigner pleinement, restant toujours à la marge, stupéfaits, muets, en dépit de tout, comme en présence d’un secret impossible à percer. Ce que ces entretiens nous offrent, ce n’est donc pas tant un accès direct au bureau de l’écrivain, qui nous permettrait de percer à jour ses méthodes de travail et ses secrets d’atelier, mais plutôt le spectacle de la création de figures de l’écrivain, par les écrivains eux-mêmes. Face à l’interviewer, ceux-ci puisent à la source de leur compétence la plus singulière, l’art de la fiction, pour se raconter et se réinventer, démontrant ainsi leur maîtrise technique mais trahissant aussi leurs mythes, leurs repères, leurs conceptions de ce qu’est la littérature. Dès lors, ils disent moins en quoi consiste le métier d’écrivain qu’ils ne le pratiquent brillamment sous nos yeux, avec la complicité des rédacteurs. Et c’est peut-être paradoxalement là que nous pouvons le mieux saisir l’essence de l’art de la fiction.
(Julia Kerninon, « La légende »)
J’ai un souvenir des années 1990.
Athlète adolescent, je me trouve en Andorre pour participer à une course de demi-fond. Dans mon sac de sport, mes chaussures à pointes et un vieil exemplaire des Cronopes et Fameux. Je me détends avant la course en lisant quelques passages. Il fait beau. Je suis au soleil, allongé sur un mur, les jambes pendantes. En lisant les « Instructions pour monter un escalier », mes yeux s’emplissent de larmes. « Quel salaud », me dis-je. Et décide, tout d’un coup, de remplacer l’athlétisme par la littérature.
(Pablo Martin Sánchez, « Je me souviens de Julio Cortázar »)
Peu importe la disposition des livres dans l’espace de la bibliothèque, leur rangement, leur ordre, leur classement concret. Lorsque je considère chacun d’entre les miens, je suis capable de le replacer dans une portion assez précise de temps, de l’associer à d’autres qui ont, non à l’aune de l’histoire culturelle mais à la mesure de ma propre vie, le même âge. Chaque livre est ainsi un instant de vie.
Dans les inventaires après décès, les livres tiennent une place particulière. Ce ne sont pas des objets comme les autres – à bien des égards, mais d’abord parce que les autres objets, fabriqués, taillés, fondus, assemblés, tissés, ne sont pas écrits. Les livres, eux, le sont. Nos livres sont la vie écrite, la vie à l’état écrit. La bibliothèque est une (auto)biographie.
(Éloïse Lièvre, « La vie écrite »)
Cette modestie de la chute dérisoire est le signe d’une vigilance particulière à l’égard de tous. C’est aussi un aveu émouvant de la vie où tout est difficile à nommer – notamment de ce qui ne se possède pas, comme l’air dans lequel on ne fait que passer. Bas Jan Ader offre une expérience à chacun, à tous, de l’invisible de l’intervalle, de la gravité caressée. S’il ose cette transgression sociale et morale folle de tomber, il refuse de prendre une place disproportionnée par une chute trop spectaculaire que personne ne pourrait raisonnablement envisager. Si c’est donc lui qui est filmé, et une partie de sa vie qu’il nous donne à voir, ce pourrait être aussi quelqu’un d’autre ; tout le monde peut se mettre à sa place, l’empathie est immense.
(Thomas Giraud, « À la recherche de Bas Jan Ader »)
Deux destinées – deux Kères – ont été proposées à Achille : mourir vieux, dans sa patrie, oublié de tous ; ou bien mourir jeune, devant les murs de Troie, pour une gloire immortelle. Les résumés de l’Iliade affirment que le guerrier choisit la seconde ; il est permis de contester cette lecture. Pour autant que, chez les Grecs, on puisse choisir quelque chose, c’est bien à la première Kère, celle de l’oubli, que nous voyons Achille se vouer. Il l’embrasse délibérément, sous l’effet d’une colère dont ses alliés, non ses ennemis, sont les victimes : elle consiste à déposer ses armes, à ne plus s’inquiéter des pertes grecques, et à vouloir rentrer chez lui.
(Hugues Leroy, « J’y vais pas »)