Zoé Balthus – La place accordée aux mythes et aux contes dans votre œuvre est remarquable. Que révèlent-ils ?
Pascal Quignard – Ils révèlent l’amont. Je suis vraiment comme Georges Dumézil et Roger Caillois, je crois que l’on ne peut pas faire de différence entre les contes et les mythes. C’est quelque chose qui parle de l’origine. Je dirais davantage conte que mythe car dans le mythe, il y a quelque chose du groupe qui fait déjà nation. Mais la fabulation anonyme et libre m’intéresse beaucoup plus. Comme le rêve que l’on partage avec les oiseaux et les mammifères, il y a déjà une séquence de narrativité, de proto-narrativité que l’on partage avec le vivant et qui me plaît beaucoup. Ensuite, bien sûr, les contes et les mythes ont affaire avec le langage que l’on ne partage pas avec les animaux, mais cela fait soudure entre les rêves et le discours, ce mélange d’images oniriques et de narration linguistique. C’est ça qui m’intéresse. C’est ce chaînon-là, pré-symbolique, que j’aime – dans la peinture aussi et les dessins d’enfants, dans les travaux d’Anna Freud, Melanie Klein, Donald Winnicott. C’est un peu la même chose avec les contes. C’est pour cela que j’en ai écrit autant. Tout de suite, c’est énigmatique et plus riche que du sens symbolique.
Semblable a un mot oublié qu’on a « sur le bout de la langue », l’image épiphanique insiste et se dérobe parce que, d’abord, les mots manquent pour la dire. Soit parce qu’ils sont comme des vêtements trop larges, ne cernant pas d’assez près la réalité de l’émotion singulièrement intense qui a été éprouvée : trop abstraits ; ou qu’ils sont plats, usés, et impossibles à recharger d’affects. Interroger les mots, les essayer comme on essaie un habit, pour l’ajuster, c’est se porter au bout de la langue, avant et au-delà du langage. Avant, parce que ce que j’ai « perdu de vue » en accédant à l’ordre du symbolique, où les phrases s’enchaînent selon une grammaire commune apprise, revient. Et au-delà, puisque l’écriture en images suppose un trajet, une traversée, un voyage qui me conduit toujours plus loin dans la langue, d’un mot refusé à un autre, réactivé. La passivité se retourne alors en activité. La vie immédiate, innocente, cesse d’être un objet de nostalgie pour devenir une promesse, voire une conquête. (Anne Maurel, « Au bout de la langue, l’image »)
Ainsi rien n’est acquis, tout reste un doute, et demande que je m’arrête sur mon chemin pour retourner dans tous les sens, décoder, examiner. Surtout parce que, n’ayant pas de langue maternelle, je n’ai accès à aucune mémoire collective : ce qui est évident pour vous ne l’est jamais pour moi, ce qui ne nécessite aucune explication pour vous en nécessite pour moi ; mon cerveau ne connaît jamais de répit dans sa recherche de clarté. J’aime citer l’exemple de la brique qui tombe sur le pied : quel est le cri de douleur que vous pousseriez ? Le mien serait inaudible, une panique silencieuse, des yeux qui rouleraient dans leurs orbites, un cri orphelin au fond d’une grotte tout au bout du monde. Après tout, le fin du fin du mot sur le plongeoir de la langue, n’est-ce pas quand toute une langue s’y tient ? Une langue qui fut maternelle pour un instant, perdue, retrouvée (réapprise), reperdue (oubliée), tapissant les parois de la grotte, devenues illisibles. (Sabine Huynh, « Une grotte sombre au bout du monde »)
Libérées de tout fétichisme, elles se découvriraient [ces œuvres d’art « retirées du marché »] une fonction inédite. De même, les catastrophes passées et à venir pourraient donner à nos vies une autre valeur. Si un avenir est possible, me disais-je, c’est parce que s’t déploieront les possibilités inabouties de notre présent, y compris les instants qui n’auraient eu lieu que parce que nous les aurions aussitôt oubliés. Puis le bus suivait la Seine rentrée depuis peu dans son lit. Et je me souvenais de l’inondation qui nous avait menacés, quelques semaines plus tôt. Le fleuve était si haut, si lourd son flux, si sombre son eau tumultueuse et plane. Nous étions venus nombreux marcher au bord du fleuve en crue, et ce qui était en train d’arriver, pensais-je tenait au fait que nous ne savions encore rien en dire. Ou plutôt, pressentais-je en marchant silencieux, était en train d’advenir ce que nous n’avions pas cessé d’oublier. (Xavier Person, « Who will perceive, when life is new ? »)
Bout : l’anglais dit tip, en écho à la chute d’une goutte d’eau, une seule, d’un robinet (tap, bien entendu) ; on retrouvera ce tip quelques pages plus loin, furtivement, il ne sera plus alors le tip de la langue mais le tip de la pointe des pieds (tiptoe). L’intérêt de Vladimir pour les personnages de doux psychopathes (pour les nervures de leur esprit, pour leur désir de joindre sans cesse une chose à une autre), et son intérêt pour les jeux d’analogies, sont deux curiosités d’une même nature, et l’écriture est souvent chez lui l’exploration à la fois de nos démences et de nos métaphores.
(On aurait pu parler d’estoc, mais c »est une autre histoire.) (« Estoc », Pierre Senges)