Lola Lafon narre ici une histoire à travers les âges, croise les regards, brosse des portraits patinés dans le temps, des portraits de femmes abîmées dans l'enfance, porteuses de honte, de blessures crasses. Elle ne s'attarde sur rien, n'alourdit pas le sordide qui est dit mais qui n'a nul besoin de promotion, ne fouille pas le désespoir, ne scrute pas les failles, les symptômes, ne creuse pas davantage les travées qui courent dans les souterrains du terreau familial pour comprendre….Et pourtant, en quelques phrases, nous sommes projetés dans le quotidien d'une famille modeste, dans une cour de collège où une nuée d'adolescents grouille et tremble de ne pas savoir comment exister ; dans un studio au milieu d'une chorégraphie de corps endurés, endurants ; dans les coulisses d'un music hall au coeur des froufrous, plumes, strass et nudités….En quelques phrases, nous ressentons l'emprise refermer son piège sur les toutes jeunes filles animées par le rêve, le rêve qui seul les tient hors de l'eau, le rêve qui va devenir appât des perversités adultes. En quelques phrases, nous accompagnons la frêle Cléo, évanescente, naïve puis insaisissable, proie du silence qui emprisonne et qui coupe à la racine les élans vitaux nécessaires pour grandir. Cléo grandira mais en clandestine, dissociée donc étrange aux yeux de tous. Elle échappe à défaut de s'échapper du gouffre qui grossit en elle. Les rencontres amicales, professionnelles, amoureuses qui égrainent son parcours témoignent et ainsi étoffent son portrait, ajoutant des couleurs, des demi-teintes, des accros…Comment peut-on évoluer, faire une vie sans que jamais, ou pendant longtemps, personne n'arrête, ne stoppe la mécanique du déni destructeur, de la culpabilité infondée, malgré les manettes déposées dans les mains de la poupée manipulée, de la culpabilité fourbe et reine toute puissante au contrôle de tout ce qui anime, agit, aime.
Lola Lafon évite les écueils du tranchant, de la vision manichéenne, d'une colère qui aurait sa place mais qui effraie, essouffle le quidam. (Colère nécessaire pour dire un Non, un Je mais quelle est la place ensuite pour le débat et la réflexion à mener, faire société et préserver l'acte de nommer ? Impossible de ne pas penser au roman de
Gabrielle Tuloup, Sauf que ce n'étaient que des enfants ici.)
Lola Lafon n'accorde que très peu de lignes aux responsables, ni en les diabolisant ni en les justifiant : juste ils sont et ils font. Seule la rabatteuse a un prénom car l'affectif est son arme, et happer, ferrer par le biais de la reconnaissance dont on a tous besoin pour se sentir vivant signe le mode de capture. L'auteure n'élude pas la souffrance mais à la façon de beaucoup de ces personnes à jamais marquées, elle empreinte la voix/ la voie de la sobriété, de la dignité, signes d'honneur ? D'une solitude surtout.
Cléo, Betty…sont des ombres qui évoluent au milieu de nous ; on compose avec leurs contours, on s'en contente. Heureusement certains verront plus loin, un peu, dépasseront la ligne floutée de la silhouette, un peu ; mais combien il est difficile d'approcher le centre et l'ouvrir à la lumière.
Lola Lafon ne décortique rien pour démontrer le réseau criminel, la vulnérabilité, les failles des victimes. Et c'est là selon moi toute la brillance de son écriture car derrière une simplicité apparente d'une fiction fluide à lire, se tapit, se faufile l'essence de qui nous sommes (Cléo, Betty, amis, proches, ex, collègues, voisins…) et que nous reconnaissons immédiatement car les mots se logent en nous. Ni tout noir, ni tout blanc ; jamais héroïques mais plus courageux qu'on ne croit ; culpabilisés de se sentir vulnérables ; éduqués souvent pour se taire, étouffer le soi ; reliés les uns aux autres, qu'on le veuille ou non on se construit contre ou avec ; dans une quête infinie d'amour et d'affection, donc de sécurité….Que tout a son revers, que tout peut basculer en son envers, le tout est de ne pas tomber ; tanguer,
chavirer peut-être mais ne pas s'effondrer et revenir droit, à son endroit, debout.