Dans cet envoûtant récit qui nous est conté par Laura, une jeune fille résidant en Styrie, nous découvrons un parangon de l'esthétique gothique (le roman fut rédigé au début des années 1870). A l'âge de six ans, Laura fit un cauchemar dans lequel une éblouissante jeune femme lui apparut. A son réveil, la fillette prétendit avoir été mordue à la gorge. Cependant, aucune cicatrice ne fut visible sur son corps. Bien des années plus tard, son chemin croise celui de Carmilla, une femme aux traits nobles et délicats. En raison d'un concours de circonstances, Carmilla est amenée à séjourner quelques temps chez Laura. Une étroite complicité se noue entre les deux jeunes femmes: Laura est enchantée de la présence de sa nouvelle amie qui l'arrache à la morosité de sa solitude. Toutefois, le comportement étrange et certaines habitudes de son invitée l'alarment. Cette jeune fille si séduisante et angélique en apparence semble dissimuler un lourd secret...
Carmilla est un récit très agréable à lire: nous partageons les craintes et les soupçons de la narratrice, cette femme craintive qui a toujours vécu auprès de son père dans un château reculé. L'intrigue comporte des éléments qui rappellent le roman policier, comme la quête du tombeau de la comtesse Karnstein par exemple. le surnaturel est également présent (le rêve prémonitoire de Laura, les passages centrés sur Carmilla), on parle d'amulettes, de charmes et de sortilèges. D'autre part, ce roman est l'un des premiers au XIXe siècle à dresser l'ébauche d'une romance entre deux femmes. Certains lecteurs voient d'ailleurs un acte érotique dans le fait que Carmilla ponctionne le sang de Laura. Carmilla se conduit en effet de façon très enjôleuse auprès de sa victime envers laquelle elle nourrit une amitié qui vire très rapidement à une obsession enivrante; ses discours enflammés révèlent sa nature possessive de prédatrice. le roman nous offre un regard très intéressant sur la façon dont les rapports entre femmes pouvaient être perçus au XIXe siècle (cette thématique fut subrepticement abordée en littérature à cette époque). L'écriture est convaincante, fluide et sensible et correspond à merveille avec la personnalité timide et tourmentée de Laura. Les surprises abondent dans ce roman saisissant que l'on n'ose plus refermer une fois qu'on l'a commencé.
Commenter  J’apprécie         50
Carmilla / Green Tea / The Familiar / Mr Justice Harbottle
Traduction : Alain Dorémieux (Carmilla) & Elisabeth Gille
Cette édition, sortie chez Denoël en 1960, reprend quatre des enquêtes du Dr Hesselius réunies en anglais sous le titre "In A Glass Darkly" et parues pour la première fois en 1872. On notera que l'éditeur français n'a pas retenu la cinquième enquête, "The Room In The Dragon Volant", probablement parce que, sous des apparences surnaturelles, elle présentait en fait une histoire tout ce qu'il y a de plus policière.
C'est à "Carmilla" que Denoël a réservé la première place dans ce recueil, non pas tant en raison de la longueur du texte mais parce que, au même titre que le "Dracula"de Stoker dans le genre purement romanesque, "Carmilla" est devenu une sorte de Bible pour tout amateur de littérature vampirique. Et puis, on l'oublie facilement, "Carmilla" est un texte profondément révélateur de la sexualité des Victoriens.
En effet, la nouvelle traite à la fois du vampirisme et du lesbianisme, forme de différence sexuelle envers laquelle les sociétés dites patriarcales ont toujours montré plus d'indulgence qu'envers l'amour entre hommes. Comme on le sait, le vampire, qui se nourrit en principe de toutes les proies qu'il rencontre, femmes et hommes, est en général tenu pour bisexuel. On ne le clame pas sur les toits - et surtout pas les auteurs du XIXème siècle - mais enfin, c'est acquis. Dans "Dracula", la chose est élégamment implicite, Bram Stoker préférant ne pas s'appesantir sur les démêlés de Jonathan Harker avec le comte, et encore moins sur le traitement que celui-ci réserve à l'équipage exclusivement masculin du "Demeter." Dans "Carmilla", Sheridan le Fanu, bien à l'abri derrière le bouclier d'un saphisme aristocratique mais pourtant bien présent, va plus loin que son compatriote et nous dit tout tranquillement que la vampire ne s'intéresse qu'aux femmes. Paraît-elle dans un bal, elle ne voit que les jeunes filles les plus jolies, jusqu'au moment où elle fixe son choix.
A l'époque, il fallait oser et le grand succès de "Carmilla", sur l'instant et jusqu'à nos jours - même si son "père" a connu, ce me semble, une petite période de "purgatoire" littéraire - tient à ce renforcement et du caractère sexuel du vampirisme, et de sa qualité de tabou, qualité qu'il partage ici avec l'homosexualité. Et le récit continue à nous fasciner, comme il fascinait les Victoriens, parce que, en dépit de la fin morale qui est la sienne, il prône le refus des conventions, surtout sur le plan sexuel. Le Fanu a la subtilité (la ruse ?) de nous rappeler que renoncer aux tabous, c'est immanquablement prendre des risques auxquels on peut succomber. Mais il prend bien garde de faire suivre cet édifiant rappel d'une interrogation narquoise : ceux qui ne succombent pas, ceux qui, finalement, sont "sauvés", leur sort est-il, somme toute, si agréable que cela ? Retournée à sa pureté native, la jeune narratrice n'en gardera pas moins, toujours, la nostalgie de son "amie" Carmilla ...
Pour toutes ces raisons, "Carmilla", comme tant d'autres oeuvres de l'époque ("Dracula", déjà cité mais aussi "Le Cas Etrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde", ou encore "Le Portrait de Dorian Gray") est bien plus qu'une simple nouvelle d'épouvante, menée de main de maître par un Irlandais qui possédait un sens aigu du macabre. On peut y voir au choix un texte anarchiste, ou féministe avant la lettre, ou subtilement érotique et décadent - et les plus primaires y verront sans doute un texte salace qui promet cependant plus qu'il ne tient.Ces différents niveaux de lecture ainsi que l'art de "faiseur d'épouvantes" de Sheridan le Fanu ont contribué à faire de "Carmilla" ce qu'il restera à jamais : un archétype, une référence, un Incontournable.
II - Après une nouvelle de la qualité et de la complexité de "Carmilla", le lecteur trouvera peut-être décevantes les trois autres enquêtes du Dr Hesselius. Toutes trois, à des degrés divers, sont des variations fantastiques sur l'idée de justice immanente, céleste ou infernale.
"Thé Vert" nous conte les malheurs du révérend Jennings, pasteur convaincu de la noblesse de sa charge et érudit pourvu d'une bibliothèque de soixante-mille livres. S'est-il justement plongé trop souvent et trop longtemps dans certains ouvrages qu'un ecclésiastique ne saurait consulter sans se renier un peu (il ne s'agit ici pas d'ouvrages sataniques mais tout simplement de livres scientifiques) ? Toujours est-il que, quand débute la nouvelle, le pasteur est sujet, depuis quelque temps, à des sortes de crises durant lesquelles il paraît voir ce que les autres ne voient pas. le pire survient quand il célèbre l'office ...
Avec "Le Familier", il n'y a par contre aucune ambiguïté. Dès le début - ou presque - le lecteur comprend que le héros au destin tragique, le capitaine Barton, a accompli une très mauvaise action alors qu'il se trouvait encore aux colonies. Cette action - sur laquelle nous ne glanerons quelques maigres indices qu'à la dernière page du texte - explique en partie comment il se retrouve poursuivi, dans les rues de Londres, la nuit, par des pas fantômes ...
"Mr Justice Harbottle" est l'histoire classique du juge cruel et débauché qui finit par comparaître devant une espèce de tribunal de spectres, les esprits de ceux-là même qu'il a fait pendre dans un passé plus ou moins lointain. Parmi eux, l'époux de sa gouvernante-maîtresse ...
On ne peut qu'admirer l'art subtil avec lequel Sheridan le Fanu met tout cela en scène, créant peu à peu une atmosphère étouffante, inquiétante à souhait, et réservant toujours, non sans ironie, à son lecteur sceptique, la possibilité d'une explication logique. Ainsi, dans le cas du juge Harbottle, serait-on en droit de penser que les douleurs intolérables suscitées par sa goutte l'ont finalement poussé au suicide. "Un si mauvais caractère, une si forte personnalité, se suicider pour cette raison ?" protesteront certains. "Ah ! mais la goutte, c'est épouvantable !" répondront les autres.
L'inconditionnel de Sheridan le Fanu, lui, dira tout simplement : "Le Tribunal des Spectres l'avait condamné à mourir le dix mars et il est mort pendu, le dix mars." C'est une explication qui en vaut une autre et, après tout, bien que macabre, n'est-elle pas la plus poétique ? ... ;o)
Commenter  J’apprécie         40