L'Histoire se répète ?
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Ce tome fait office d'épilogue à la série
Sweet Tooth (2009-2013) en 40 épisodes. Il regroupe les 6 épisodes de la minisérie, initialement publiés en 2021, écrits, dessinés et encrés par
Jeff Lemire, avec une mise en couleurs réalisée par
José Villarrubia, et des couvertures de Lemire. Il contient également la couverture variante de Jim Lee.
Trois cents ans plus tard… Gus est en train de courir dans une praire avec des arbres, tout en pensant aux rêves ou aux réminiscences qui assaillent régulièrement son esprit au point de lui faire douter de la réalité : une torche qui illumine un crâne avec des bois, le regard perçant d'un vieil homme qui l'observe sévèrement. Père lui a expliqué qu'il s'agit de mauvais rêves. Gus a beau lui dire que ce sont plus que des rêves, Père ne lui prête pas attention. Il répète qu'il n'a à se préoccuper de rien, il n'a qu'à être profiter de sa liberté et courir dans l'herbe. Mais ces derniers temps Gus ne parvient plus à juste s'amuser, à jouer à faire semblant. Quelque chose est en train de changer en lui et il n'aime pas ça. Sa course l'a amené jusqu'à la limite de la prairie où deux drones lui rappellent qu'il n'a pas le droit de s'aventurer plus loin. Gus jette un regard au dallage au-dessus de sa tête, serre les poings, envisage de passer outre. Puis il entend que Père arrive et que c'est l'heure de la prière. Il se met à courir pour rentrer. À la porte, il est accueilli par Nounou Tu, puis Nounou Wun qui le font entrer. Père s'adresse à lui : qu'est-ce qui ne va pas ? Dans un premier temps, Gus répond Rien, puis il revient sur ses rêves et demande où on va quand on quitte les bois. À nouveau, Père lui répond que le temps n'est pas encore venu pour Gus de sortir. Puis, Gus reçoit sa piqûre et Père lui indique qu'il est temps qu'il se lave, puis qu'il suive son cours.
Il y a deux ans pour son neuvième anniversaire, Père lui avait dit la vérité. Il y avait beaucoup de gens, mais une méchante maladie avait tué presque tout le monde, ne laissant que Père et les deux nounous. Père les avait sauvées, ainsi que Gus et les avait amenés dans un endroit sûr, dans l'ombre de Dieu, sous terre. Il lui avait également dit à quel point lui, Gus, était spécial, que quand les gens mourraient, une nouvelle espèce était apparue, les hybrides, et que pendant un temps ils avaient régné sur Terre, et puis ils avaient également disparu. Gus en était le dernier et un jour il conduirait Père et les nounous dans la lumière de Dieu et le monde pourrait recommencer. C'est ce qu'il lui avait dit, mais Gus était capable de discerner quand Père ment. En son for intérieur, Gus connaît la vérité vraie. Aussi, il brise un interdit et il ment inventant une histoire : se construire un fort pour avoir un endroit à lui. le soir, il sort et récupère les branches qu'il a assemblées, et il s'en sert comme bouclier pour dépasser les deux drones et s'aventurer plus loin que la limite. Il se retrouve sur la berge d'un immense lac intérieur. Derrière lui, une nounou lui intime de revenir. Il se sert de son bouclier comme d'un radeau, alors que l'image de l'homme costaud s'impose à son esprit. Il atteint l'autre rive et découvre ce qui s'y trouve.
À l'occasion de la série télé adaptant
Sweet Tooth,
Jeff Lemire répond à la demande et réalise un épilogue, 7 ans après la parution du dernier épisode de la série initiale. le nouveau lecteur se demande si cet épilogue peut faire sens sans avoir lu la série elle-même auparavant. Celui qui l'a lu se demande s'il y a vraiment besoin d'un épilogue, ou si ce n'est que de l'opportunisme. Ce dernier identifie rapidement les éléments en provenance de la série initiale : un tout jeune adolescent avec des bois de cerf, un homme d'une quarantaine ou cinquantaine d'années avec une robuste constitution (Jepperd) qui amène Gus à franchir une frontière, des cavernes souterraines avec des secrets, une jeune demoiselle un peu perdue (mais qui ne s'appelle pas Wendy), des cellules avec des barreaux métalliques, des expériences génétiques, des surplus militaires, sans oublier la mention de Tekkietsertok. le lecteur retrouve également les dessins si caractéristiques de l'auteur : des contours irréguliers, avec des lignes qui se brisent par endroit, des anatomies parfois un peu approximatives, une sorte de naïveté plus ou moins appuyée dans la représentation des décors, des enfants au regard très expressifs, et des visuels inattendus empreints de poésie. de séquence en séquence, il devient clair que c'est un épilogue qui ne prend tout son sens que pour les personnes ayant lu la série initiale, ayant ses thématiques à l'esprit et disposant de la connaissance de l'intrigue originelle.
Ayant les souvenirs de la série initiale en tête, le lecteur comprend bien l'intention de l'auteur avec les mots de la première page : 300 ans plus tard. En commençant ainsi, le scénariste ne se facilite pas la tâche puisqu'il a fixé l'horizon du lecteur : retrouver les éléments mémorables du récit initial au long cours au risque de se répéter, et proposer une ouverture ou une clôture du récit. À partir de là, il n'est pas forcément facile de s'impliquer pour ce nouveau jeune adolescent avec des andouillers sur la tête. Est-ce un descendant de Gus ? Est-ce un clone ? Est-ce une réincarnation ? Chacune de ces hypothèses est plausible puisque la série originelle contenait une part de mysticisme avec les déités indigènes, en particulier Tekkietsertok, une part de science hors de contrôle (la source de l'épidémie ayant donné naissance aux hybrides), et des inconnues quant à la longévité desdits hybrides. L'esprit du lecteur fonctionne ainsi : il sait qu'il s'agit d'un récit plus court, et qu'il n'y a aucune raison qu'il donne lieu à une suite, du coup il ne voit pas pourquoi il s'investirait émotionnellement dans ce nouveau personnage principal, autant qu'il a pu le faire dans le Gus originel, même si c'est son descendant ou son clone. de la même manière, il est vrai que Pemma est émouvante et que Lemire sait toujours aussi bien donner visuellement vie aux enfants, mais son passé n'a rien d'aussi tragique que celui de Wendy, ou d'autres personnages secondaires. Enfin, le récit se déroule dans ces cavernes souterraines, sans offrir des voyages inattendus.
D'un autre côté, il ne s'agit pas d'un décalque en version courte de la série principale. le scénariste installe donc ce suspens sur la véritable nature de ce nouveau Gus, s'appelle-t-il bien Gus d'ailleurs ? Par quel processus son esprit est-il assailli par les remémorations du Gus originel ? Quelles sont les intentions de Père ? Qu'est-il advenu du monde de la surface. L'intrigue s'avère donc consistante et prenante, la lecture étant moins rapide que celle des épisodes initiaux qui étaient parfois vraiment décompressés. Durant les sept années écoulées, l'auteur a progressé. de même, ses dessins se sont étoffés, tout en conservant cette impression d'immédiateté et de visuels rapidement exécutés, sans être peaufinés. C'est un vrai plaisir de retrouver la mise en couleurs de
José Villarrubia, un peu moins écrasante que dans la série initiale, avec une gestion élégante des aplats et mesurée des dégradés. Il s'adapte parfaitement aux caractéristiques des dessins : il les soutient sans les supplanter, il les rehausse sans sous-entendre qu'ils souffrent de vacuité. de fait, l'artiste donne l'impression d'une approche utilitaire qui ne cherche ni à faire beau, ni à en mettre plein la vue. Dans le même temps, ce n'est pas une série Z fauchée avec des décors réalisés à l'économie, ou sous forte contrainte budgétaire. Il intègre des scènes d'action, attendues comme lorsque les enfants fuient pour échapper aux adultes, inattendues comme cet individu balancé du haut d'un balcon, et des moments spectaculaires qui assurent le divertissement : traversée d'un lac souterrain sur un radeau de bois, découverte d'une cité souterraine, présence d'un autre hybride au comportement singulier, arrosage de plantes.
Le lecteur se retrouve donc à suivre bien volontiers ce jeune hybride, manipulé par un père de substitution aux objectifs peu avouables, flanqué de deux nounous prévenantes et psychorigides, prenant la fuite et faisant connaissance d'une jeune fille positive et gentille. L'intrigue reprend habilement les éléments constitutifs de l'histoire originelle, et part d'une situation un peu différente : une communauté bien installée, un chef religieux charismatique, sans être ni un fou furieux, ni un intégriste dictatorial. En quelques courtes séquences, l'auteur sait faire comprendre la dynamique de la communauté au lecteur, ainsi que la forme de promesse contenue dans le discours de Père qui distille et impose un sens à la vie de cette communauté. Cette dernière n'est pas très développée, mais elle n'est pas constituée d'un seul bloc, ni fanatisée. Gus se retrouve dans une position de messie prophétisé, mais à nouveau sans exagération dépourvue de nuance, et il réagit comme un jeune adolescent conscient qu'il n'est pas en mesure de sauver qui que ce soit, ou de prendre la tête d'une communauté d'adultes dont il ignorait l'existence quelques heures auparavant. Lemire se montre particulièrement joueur avec son lecteur en mettant en place un compte à rebours à l'issue duquel tout peut basculer, et en effectuant une révélation qui lui donne une tout autre saveur.
Cet épilogue est-il indispensable ? Non. Apporte-t-il une tout autre saveur à la série Originelle ? Non plus. Est-il dispensable ? La réponse est plus nuancée. Il est agréable à lire et
Jeff Lemire a gagné en maturité depuis la fin de
Sweet Tooth : à la fois pour une intrigue plus en nuances, et des dessins plus maîtrisés. La lecture est plaisante et il est très agréable de retrouver cet environnement à la forte personnalité. En 6 épisodes, l'auteur ne peut pas développer une histoire aussi ample qu'en 40, ce qui provoque une forme de frustration. Mais il est également possible de considérer ce court récit sous l'angle de ce qui a changé en 300 ans, de ce qui a perduré, et de la manière dont le conflit se résout, toujours en comparaison de la série initiale, comme une forme de jugement de valeur sur la tendance de la race humaine à répéter les mêmes schémas ou non.