Une femme de trente ans

Donc il est arrivé, ou plutôt il était là. Il est resté près d'elle très longtemps. Plusieurs mois. Il avait le front large et ouvert. Plus elle s'attardait sur ce front plus elle constatait qu'il n'y habitait aucun ombre. Il ne proposait ni complicité, ni connivence, il ne proposait que de la sincérité, et se montrait à elle toujours plus nu, les tripes à l'air, nu, en toute sincérité. Elle comprit peut-être que pour être simple il fallait être courageux. Voilà tout.
Il s'est posé dans sa vie sans rien demander. Il s'y est posé calmement.
Pas une fois, durant cette période et même plus tard, il ne lui dit "je ne pourrai pas te donner tout ce que tu me demandes", pas une fois il ne lui dit "tu es une fille formidable mais je ne suis pas un type pour toi", ni "parfois je t'aime à deux cent pour cent et d'autres jours à quarante", ou encore "ne t'attache pas à moi parce que je suis instable", ou bien "tu voudras sans doute un enfant un jour, et moi, je ne suis pas fait pour être père". Non, il conservait soigneusement fermés les tiroirs de la commode masculine. Et parce qu'il ne projetait pas elle ses fantasmes, il connaissait le désir, simplement; parce qu'il ne s'effrayait pas tout seul à l'idée des différents lendemains possibles, il vivait avec elle chaque jour avec plaisir; parce qu'il ne confondait ni les actes ni les choses, il vivait les choses et faisait les actes; parce qu'il était à, ni un peu avant ni un peu après, ni un peu devant ou juste derrière, il était là, et les Gorgones le respectaient, et les dragons s'écartaient timidement.
Il vit un jour une petite fleur pousser. Il s'exclama, la lui montra, et bizarrement, il ne l'a pas écrasée. Il l'a laissée vivre en la regardant pousser.
(Lire lentement) Et parce qu'il ne projetait pas sur elle ses fantasmes ou ses angoisses, par qu'il ne la sollicitait pas d'accord tacite, un jour elle écarta ses jambes. Elle les ouvrit comme bien d'autres fois, à la différence que c'était son ventre, là, qu'elle ouvrait. C'était son ventre entier qu'elle lui donnait. Il prenait, il donnait. Sans préservatif, sans pilule, sans artifice, elle faisait le grand saut, elle voltigeait sans filer, il plongeait, s'engouffrait avec elle. Son ventre s'ouvrait comme une fleur mystérieuse et pleine de pouvoir.
Il lui sourit.

Un soir, comme de nombreux soirs dans la semaine, elle fut invitée à un dîner entre amis. Est-ce que la mode change, se disait-elle? Car, si quelques décennies auparavant la décence faisait qu'on taisait ses propres malheurs, sans doute pour mieux raconter ceux des autres, ce soir-là comme selon certain courant chacun y allait de son pathos infantile et de son vécu laborieux. La dizaine de convives se déculpabilisait finalement en se plaçant en bonne victime de sa propre vie. Sauf, une, très gênée, qui finit par avouer le crime d'une enfance merveilleuse, bercée de tendresse, baignée d'intelligence, ayant pu faire le tour du monde aux côtés de ses parents chéris et très amoureux l'un de l'autre, ayant pu grandir auprès de ses frères et sœurs dans la complicité. Un lourd silence s'abattit sur la table; Ça, vraiment, c'est vulgaire. Alors, peut-être fût-ce pour expier sa faute, elle révéla que ce bonheur l'avait plongée dans un grand trouble, car aujourd'hui elle se voyait dans l'incapacité de le retrouver, toujours en quête de vivre encore, ne fût-ce qu'un instant, cette magie du bien-être.