Clairière
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il y avait alors le profond travail
du vent
le mouvement lentement
des feuilles
au fond des basiliques du nord
les paupières innombrables
qui retombent
avec la cendre d’or de l’automne
dans les forêts
déchiquetées
par une douleur
plus longue
que le vent qui entoure la terre
blajen blajen blajen
bienheureux les pauvres
les humbles
les persécutés
pour la justice
le souffle de la forêt
dans les poitrines humaines
où monte l’eau noire de la mort
blajen blajen blajen
le grondement des tempêtes
de l’équinoxe
bienheureux bienheureux
les visages sculptés par les larmes
et qui s’inclinent
comme les cimes
de nos forêts
à cinq heures de l’après-midi
dans les sombres vêpres
de Novodivitchi
ô Moskwa la cruelle la très sainte
tu nous oublies
au milieu du murmure
des milliers de cierges
et l’haleine terrible
des âmes dans le feu
qui ne veulent pas
mourir
et qui exhalent en triomphe
la promesse
blajen blajen blajen
bienheureuse la source des larmes
plus profonde que le feu
plus douce que la nuit
dans les forêts de pierre
qui ont pris la couleur du nord
Clairière
68
il y a
le souffle qui monte
la respiration du monde
en toute poitrine
le souffle l’espace de l’herbe
qui s’ouvre
lentement immobile offert
l’herbe aussi profonde que la lumière
qui attire et libère lentement
qui rassemble partage de la lumière
qui l’attire l’enferme
lentement immobile
la libère
l’or de l’herbe et de l’ombre
la transparence
source de la nuit
la transparence sur nos yeux
ouvrant la nuit
l’herbe aussi claire que la nuit
très pauvre ayant perdu même
son odeur avec les pluies
mais dans la forêt la pluie tisse
une forêt seconde
prépare la transparence
éveille au bord des mares
laîches et roseaux
égrise ces cailloux d’enfant
souvenirs d’un chemin en silence
il y a
la fraîcheur de l’ouverture
toujours neuve
l’odeur de la résine à travers le cristal
l’instant la merveille qui persiste
le poids du jour contre le cœur
et l’offrande qui persiste quand un cri léger
traverse la clairière
non pas une voix un simple écho
un écho sans voix aucune
et la clairière couleur de l’herbe
sous la neige
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mais ces montagnes sont sans chemins
envahies par les arbres et la neige
telle une phrase entièrement
muette
d’où vient qu’elles rayonnent ainsi
les Très Obscures
et quelle main a brisé
ces branches
comme pour interdire la pensée même
d’un chemin
absolument désertes
inaccessibles au
souvenir
une voix murmure où les ai-je
déjà vues et comment puis-je
les reconnaître
nuit plus bleue que la nuit
qui étincelle sans fin
dans la jeunesse du soleil
dans le ravissement de la neige
Clairière
52
parmi les arbres
se déplace
la forêt couleur du silence
de toutes parts glissante
entre les feuilles et le vent
de la profondeur de l’or et de l’ombre
émane
sa transparence
qui passe et dépasse le jour
haleine de la pensée
invisible au ciel jauni par la mémoire
elle se métamorphose
en sa propre lumière
se dissimule à la source
de l’universel murmure
et nous entraîne vers l’or intérieur
son parfum même nous détourne
de sa douceur
pour presser notre visage
contre la joue des feuilles
mais parfois son sommeil
nous frôle
étend nos corps au pied
d’un arbre blessé
alors du bord de l’oubli
se montre celle
dont rien ne nous sépare
et qui s’efface quand elle vient
l’âme se réveille
et se souvient
à peine de ce sommeil
où les feuillages semblaient l’envers
du soleil
parmi les arbres
se déplace
la forêt couleur du silence
de toutes parts glissante
entre les feuilles et le vent
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quel oiseau
couleur de givre et de fumée
nous conduira un jour jusqu’à
cette chouette clouée
sur l’arbre qui frémit encore
et parmi les broussailles
ces corps innombrables
cloués les uns aux autres
soumis l’un par l’autre à la question
sans pouvoir y répondre
la question sous l’écorce de la soif
le tison au cœur de la soif
derrière toute mémoire
et qui arrache presque
une réponse
mais on n’entend jamais que des plaintes
parmi les branches
le vent d’où venu
qui traverse nos désirs et nos songes
n’effacera jamais
ce long soupir
chaque prisonnier tournoie seul
parmi les barreaux de chair et d’écorce
les barreaux vivants qui renaissent
sans cesse autour de lui
les cages qui se métamorphosent
en d’autres cages
sous le frémissement universel
des branches
quand maints visages apparaissent
disparaissent
entre les grillages d’ombre
appelant sans fin les ombres
derrière l’enchantement du jour
mais le vent d’où venu
qui traverse nos désirs
attisera plutôt
ce long soupir
Dans le laboratoire de Poésie Pratique, Jean Mambrino