Si d'aucuns excellent à truffer leur récit de rebondissements en tout genre, du plus attendu au plus invraisemblable, sur une trame historique riche et variée, il reste encore des romans qui au contraire ne s'appuient guère que sur quelques amplement donnés, mais richement exploités, pour avoir une réelle consistance. Vous l'aurez deviné, c'est le cas de
Rien pour elle, premier roman de l'auteure italienne
Laura Mancini, publiée par Agullo Éditions. À l'opposé du titre, le récit est entièrement dévoyé à la protagoniste principale, Tullia, sous les yeux de laquelle la focalisation se concentre.
Chaque chapitre correspond à une année de la vie de Tullia, on trouve parfois deux chapitres dévolus à la même année, dont l'existence commence six années avant le début du roman, en 1937 donc ; la vie n'est pas vraiment simple pour cette fille aînée d'une famille pauvre de plusieurs enfants dont la mère la prend volontiers, et assez méchamment, à partie régulièrement. Envoyée au turbin dès l'âge de treize ans, arpentant sans fin les rues interminables de la capitale italienne pour vendre ses accessoires de coiffure aux artisans postés dans leur échoppe. le monde n'aura jamais assez de rouleaux de bigoudis pour entretenir ses têtes permanentées. La peau cuirassée, le caractère forgé par une enfance dans la rue, endurci par les sautes d'humeur et la versatilité hargneuse d'une mère froide et indifférente, qui a vite fait de se désolidariser de toute attitude maternelle envers elle, c'est par elle-même que Tullia part construire sa vie. Dans les ménages, le blanchissage, l'échine courbée, l'honneur droit. Loin de ce qui lui servait de cerce familial. Mais toujours à Rome, cette ville même ou l'on peut vivre mille et une vies. C'est ce que les notables romains qualifieraient de petite vie, dans un petit immeuble, n'ayant guère plus devant elle que les trois sous qui lui servent à s'acheter de quoi sustenter sa fille d'abord et elle-même ensuite. Parce que c'est une fille-mère dans un pays et une époque très traditionalistes, la version de chaire et d'os du Dieu catholique ne résidant après tout qu'à quelques kilomètres d'elle, et où le meilleur rôle est encore dévolu à cet autre père, celui de sa fille, qui ne souhaite pas assumer le fruit de ses ébats.
Dès le début, c'est-à-dire dès les six ans de la fillette, on comprend de quel bois est fait son caractère, sa force, sa stabilité, sa volonté, sa résistance, irréductibles. C'est une herbe folle qui a grandi hors des clous et que la mère ne saura pas emporter dans sa folie : cette conscience des défiances du monde qui l'entoure, elle l'acquiert très tôt, et cette maturité trop juvénile est annonciatrice du rôle de pilier qu'elle jouera toute sa vie. À la mort de son père, elle rapporte les ressources financières principales du foyer, endossant par la même le costume de son père, de chef de famille, c'est un rôle qui ne la quittera jamais vraiment. Homme et femme, mère et père, c'est la tête la première qu'elle va traverser sa vie, avec le travail comme prison et comme moyen d'émancipation principal, elle endosse les sacrifices des autres comme les siens propres. C'est un roman qui démontre, encore une fois, à quel point le rôle de l'homme peut se révéler bien secondaire et que la femme dispose des mêmes ressources si tant est qu'on lui en laisse la possibilité - le noeud du problème se trouvant justement ici. Certes, c'est une femme forte, mais c'est surtout une succession de sacrifices qui font de sa vie, une existence passée au service de son entourage. Une vie de labeur pour tous, en de rares moments pour elle-même, et cette narration, divisée en une sorte de semblant de récapitulatifs annuels, met en exergue cette absence de vie personnelle qui égraine son existence, la seule satisfaction étant de pourvoir à l'existence de sa fille sans l'aide de personne.
Dans
Rien pour elle, la narratrice se tue à la tâche des différents métiers qu'elle exerce, mais elle sait pour elle fait, et si j'ai été prise de compassion pour la jeune fille qu'elle était, j'ai été ensuite pleine d'une admiration pour cette mère, absolument seule, qui a choisi d'assumer entièrement l'enfant qu'elle a eu très jeune.
Travailler pour deux, assumer pour deux, on la sent peu à peu s'émanciper de sa vie de bagnarde pour devenir, enfin, à quarante ans ce que d'autres sont plus tôt ou ne seront jamais : une femme libre, indépendante, fière d'elle-même, de sa fille et de son petit-fils, sereine, une femme à même de profiter des petits plaisirs qu'elle peut s'offrir seule désormais à l'aube d'une nouvelle période de sa vie, indépendamment de l'avis d'autrui.
Autant que clair qu'obscure, dans les moments les plus lumineux que sombres de l'existence de Tullia, j'ai aimé cette langue élégante, qui est celui d'une fille qui n'a jamais eu l'occasion de s'instruire à l'école, mais par elle-même, qui s'est ensuite abreuvée et saoulée de mots. Cette langue porteuse d'un regard très clairvoyant sur les personnes qui traversent sa vie sans qu'elle ne tombe jamais dans un bas-côté mélodramatique. On la soutient, mais on ne la prend jamais en pitié. Son acuité de penser, de l'observation rend son jugement incisif, tranchant, tout comme elle l'est, et d'une capacité à prendre de la hauteur, à se détacher de la folie de sa mère, de l'absence de son père, de la place démesurée que ses frères et soeur ont pris sur elle, ces capacités qui ne naissent de rien, puisqu'elle n'a jamais rien eu à elle. Sauf ce qu'elle s'est construit.
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