Cette bande dessinée est adaptée d'un récit écrit en 1919 par
Violette Ailhaud, il aurait été déposé chez un notaire pour n'être dévoilé auprès de son héritière qu'en 1952, c'est seulement en 2006 qu'il aura été publié pour la première fois. Étrange destin mais que l'on comprend pour son contenu, sulfureux pour l'époque où se situent les faits, en 1851, et sans doute encore pour l'époque où il est déposé chez le notaire.
1851, c'est le coup d'état de
Napoléon III, les hommes d'un petit village de montagne isolé des Alpes du sud se déclarent hostile à Napoléon, ils se font durement réprimés : déportés à Cayenne ou en Algérie ou tués. le village se retrouve sans hommes. Les femmes restent très longtemps sans voir un seul homme et font le serment de se partager le premier qu'elles verraient.
La bande dessinée reprend le récit de ces femmes, deux autrices proposent leur version, le livre se retourne, on a deux livres tête-bêche.
La version de Mandragore s'attache au mystère autour de ce récit, avec quelques parties enquête, renseignements historiques et témoignages. D'autres passages reprennent alors les mots de de Violette, le traitement entre les deux parties est différent, les témoignages sont travaillés en peinture, couleurs chaudes, avec un fourmillement de coups de pinceau, le texte de Violette au contraire est travaillé en noir et blanc, comme en linogravure, lui donnant une solennité grave.
Je retourne mon livre et je commence l'autre histoire.
Celle de
Laëtitia Rouxel au contraire, s'attarde peu sur l'affaire historique et s'épanche sur le désir des femmes, le personnage masculin est presque absent dans la version de Mandragore. Chez
Laetitia Rouxel, bien qu'aussi en retrait, il est une présence marquée, emblématique. Et ici, la narratrice est au centre du récit. le graphisme est très différent de celui de Mandragore, filaire, comme des chevelures souple et ondulantes, des traits fins, en couleur, semble peigner la page, la poésie du texte s'accorde à la sensualité du trait, on approche même parfois de l'érotisme.
Les deux versions sont très différentes, l'une s'attache au fait historique, social, au mystère et à ses implications, l'autre reste dans le poétique, plus sensuelle, mais elles sont aussi très complémentaires, l'ensemble devient une oeuvre globale, avec ses points de vue différents, il y a un mystère fort et intrigant, mais il y a beaucoup d'émotions, de poésie. L'effet conjugué des deux versions est hypnotique.
Quelle est la véracité de cette histoire ? j'ai envie d'y croire, sinon, pourquoi dévoiler ce texte si tardivement, si ce n'est de confesser un secret honteux et beau à la fois. Qui aurait intérêt de faire croire à une telle supercherie si c'est pour renoncer aux droits sur le livre, peut-être s'agit-il juste d'un fantasme, mais il raconte aussi le désoeuvrement des femmes en temps de guerre qui se voient retirer leur hommes. le texte semble écrit le lendemain de la première guerre mondiale, autre moment de la vie de ce village où à nouveau il s'est vu arracher tous ces jeunes hommes.
Mandragore et
Laetitia Rouxel en ont extrait, chacune à leur manière, un moment de féminisme, de révolte, de poésie et surtout d'humanité.