"Peu importe qui vous êtes.
Peu importe votre classe sociale.
Peu importe votre profession.
Être une femme est dangereux."
Cette déclaration de
Patricia Melo, ainsi que le titre choisi pour son roman, pose la question du feminicide comme une gifle. Celle reçue par la narratrice, avocate à Sao Polo, de la part d'un compagnon apparemment irréprochable, va déclencher une succession de prises de conscience et un douloureux travail de mémoire.
Pour s'éloigner de cette relation toxique, elle accepte de se rendre à Acre, au milieu de la forêt amazonienne, pour couvrir une série de procès. Elle découvre alors l'ampleur des cas de femmes assassinées par leurs maris, petits amis ou proches dans les cent quatre-vingts plaintes qu'elle va devoir traiter. Son réquisitoire, qui sera dressé tout au long du roman avec de terribles details, prend aussi la forme de brèves de fait divers en début de chaque chapitre. On y découvre avec effroi le nom de la victime, la profession de son assassin et la description glaçante de la mise à mort. A plusieurs reprises, dans une longue litanie,
Patricia Melo choisit de rendre à ses femmes leur dignité et leur visibilité, en egrenant leurs prénoms.
"Tuer des femmes est la soupape de sécurité de la mono-haine des protomachos. Bien sûr que je parle d'une façon générale. Une partie des protomachos déverse sa fange sur les homosexuels, les immigrés, les transgenres, les Noirs, les pauvres mais la majorité, la grande majorité concentre toute sa haine sur les femmes. "
L'auteure traite de la question du feminicide au Brésil qui est particulièrement préoccupante, avec plus de 1400 femmes tuées en 2022.
Mais elle aborde également les mécanismes universels à l'oeuvre quand un homme dominateur marque son emprise sur une femme par les humiliations, les insultes et les coups avant d'en arriver au meurtre si sa victime tente de lui échapper.
" Voilà la conclusion à laquelle je suis arrivée au cours de ma deuxième semaine au tribunal : nous, les femmes, nous tombons comme des mouches. Vous, les hommes, vous prenez une cuite et vous nous tuez. Vous voulez baiser et vous nous tuez. Vous êtes furax et vous nous tuez. Vous voulez vous amuser et vous nous tuez. Vous découvrez nos amants et vous nous tuez. Vous vous faites larguer et vous nous tuez. Vous vous trouvez une maîtresse et vous nous tuez. Vous vous sentez humiliés et vous nous tuez. Vous rentrez fatigués et vous nous tuez.
Et au tribunal, vous dites que c'est notre faute. Nous, les femmes, nous savons provoquer. Nous savons vous taper sur les nerfs. Nous savons rendre la vie d'un mec impossible. Nous sommes infidèles. C'est notre faute. C'est nous qui provoquons. Au final, qu'est-ce qu'on fabriquait à cet endroit-là ? À cette fête-là ? À cette heure-là ? Dans cette tenue ? Au final, pourquoi avons-nous accepté la boisson qui nous a été offerte ? Pire encore : comment avons-nous pu accepter cette invitation à monter dans cette chambre d'hôtel ? Avec cette brute ? Si on ne voulait pas baiser ? Et ce n'est pas faute d'avoir été prévenues : ne sors pas de la maison. Encore moins le soir. Ne te soûle pas. Ne sois pas indépendante. Ne va pas ici. Ni là. Ne travaille pas. Ne mets pas cette jupe. Ni ce décolleté. "
En découvrant avec colère l'immobilisme du système judiciaire, la narratrice découvre un grand nombre de femmes indigènes violées et torturées par des hommes blancs en toute impunité. Plus encore que pour les autres femmes, l'inertie de la justice semble délibérée et l'avocate va consacrer une partie de son temps à enquêter sur le meurtre de Txupira, une indigène de 14 ans, massacrée par trois jeunes hommes issus de familles aisées et puissantes de la région. Sans pressentir qu'elle se met en danger, tout comme ses amies Carla l'avocate et Rita la journaliste qui partagent son indignation.
Elle témoigne ainsi de l'hypocrisie de l'état brésilien qui ferme les yeux sur les crimes des classes supérieures et moyennes blanches alors qu'il condamne fermement ceux commis par les indigènes.
Au cours de ses investigations, la jeune avocate découvre la beauté de la forêt et rencontre des femmes qui vont l'initier à la vie indigène, dans ce qu'elle a de plus beau et de plus tragique. Elle accepte de participer à des rituels autour de l'ayahuasca, une boisson hallucinogène utilisée à des fins mystiques, en espérant retrouver le souvenir de sa propre tragédie personnelle. Elle a assisté à l'âge de quatre ans au meurtre de sa mère par son père, mais en a totalement occulté le déroulement.
On assiste alors à la métamorphose de la protagoniste, rationnelle et moderne, dans son expérience avec les vieilles femmes indigènes et leurs sortilèges ancestraux, comme un hommage aux traditions de la forêt et aux pouvoirs des plantes.
Dans des visions d'une beauté hallucinante, écrites dans une langue d'une extraordinaire vivacité poétique, elle raconte sa rencontre avec des Icamiabas, un groupe de femmes guerrières avides de vengeance, qui vont allègrement torturer, dépecer et consommer le corps des hommes. Ces pages flamboyantes, débordant d'un lexique exotique et coloré, ne résonnent pas comme un appel au meurtre et à la disparition des hommes. le ton en est suffisamment cocasse et décalé pour en désamorcer la violence et l'envisager comme un joyeux fantasme de sororite.
Parallèlement, s'ouvre l'autre grand volet du roman : la défense de l'environnement. Au contact des indigènes, le personnage découvre la fragilité de cet écosystème. Elle regarde les terres brûlées, les forêts arrachés pour le profit des grands propriétaires, la surproduction, et le traitement des autochtones, traités comme des sous-hommes et chassés de leurs villages.
"Résister au désintérêt du gouvernement, aux incendies criminels, aux assauts des compagnies forestières illégales, et de l'agronegoce est une tâche quotidienne et exténuante pour le peuple du jaguar, du soleil, de la pupunha, du burriti, de la grenouille, et de tant d'autres peuples d'Amazonie qui vivent en danger d'extinction depuis des siècles. ".
Dans cette approche de la nature dominée par l'homme, par analogie avec la domination masculine sur les femmes,
Patricia Melo s'inscrit dans une réflexion ecofeministe, où le combat contre les feminicides rejoint le combat contre un racisme persistant et pour la protection de l'environnement.
Elle a beaucoup à dire, et elle le dit avec talent.