Bazar !, et c'est peu dire.
Pour ceux qui ne l'ont pas lu, pour ceux qui ne connaissent pas encore Michon, pour ceux qui ne sont jamais allé voir là-haut ce qui s'y passe, c'est là un gros, gros, gros conseil de lecture... parce que j'ai en moi cette sensation assez persistante, l'impression très tenace que je viens de lire le plus phénoménal, le plus important des livres qu'il m'aura été donné de lire - le livre-clé ; parce que je souhaite à quiconque de parvenir à cela, à trouver et à pénétrer et à comprendre et finalement à aimer ce genre de texte, qui bascule tout ; parce que ce livre fut écrit par un auteur absolument majeur - Michon, qui vient de fêter ses 76 ans, est, pour moi, le plus grand écrivain de langue française, toutes époques confondues ; parce qu'il serait vraiment dommage de passer à côté de cet auteur et de ne jamais vivre cette expérience-là.
J'aimais déjà passionnément tout ce que j'avais lu de
Pierre Michon, que j'ai un jour entrepris de prendre à rebours pour terminer ce chemin-là par son oeuvre première, ces "
Vies minuscules" qui viennent ainsi clore mon cycle de lecture lorsqu'elles ouvraient son cycle à lui, le grand engrenage dont chaque pièce compte ( "
La grande beune" est admirable, d'une beauté envoûtante, "
Les Onze" également, comme un petit chef-d'oeuvre, d'une précision diabolique ; sans parler des incroyables "
Vie de Joseph Roulin", "
Rimbaud le fils", "
Le roi du bois", "
Abbés", "
Corps du roi", etc... tous aussi sublimes, perles de style et d'intelligence certes un peu ardues, textes au relief parfois sévèrement escarpé - j'ai coutume de dire que la langue de Michon est un genre de "français langue étrangère" : c'est une langue qui se mérite, qui ne se livre réellement qu'au prix d'un certain effort ; effort qui est, pour moi, l'essence même du geste dont le lecteur doit être capable : les mots sont un trésor qu'il nous faut ainsi chasser puis déterrer puis déchiffrer, trésor dont il nous faut recenser chaque pièce pour mieux en déterminer l'origine et la destination - elles sont, de fait, dissimulées dans un coffre protégé par un cadenas lourd dont il nous faut trouver le code, la clé, l'astuce. le sens. ).
"
Vies minuscules", donc, récit mythique paru en février 1984, atteint dans toute son entièreté des sommets qui me paraissent indépassables. C'est un genre de Graal, l'absolu soudain rencontré et partiellement capturé : l'éclat le plus brillant dont on cherche à éclairer toute bibliothèque ; le Grand Tout de cet art-là, enfin débusqué. Il s'agit alors, peut-être puisqu'il faut dire peut-être - ça fait bien, ça passe mieux, c'est bien plus simple à digérer - et je pèse consciencieusement mes mots, je tourne très humblement ma langue sept fois sept fois sept fois et plus de fois encore que nécessaire quand amoureux de
Proust, de Céline, de Sarraute, il me serait aisé d'oser bien d'autres titres, quand il me serait si facile, au fond, de m'emballer, il s'agit donc "peut-être" du plus grand texte qu'il m'ait été donné de croiser dans notre littérature, d'une sorte de point central autour duquel tout un réseau se prendrait, dès lors, à graviter - réseau dont le sommet est sans doute bipôle puisqu'il y a aussi, bien sûr, les "
Illuminations" de mon très exigeant et inaccessible coreligionnaire ( la poésie est l'objet d'un culte résolument païen - nécessairement païen -, quelques fétiches en sont les outils les plus agissants, leviers capables d'expliquer l'avant, le pendant et l'après, aptes à la Grande Définition : le mot est une idole, le rythme est une idole, le sens est l'idole ultime, brandie par quelques-uns seulement au milieu de la brume la plus épaisse ) : Arthur, évidemment ( "the great places inatteignables for me" si je citais
Stendhal quand
Proust, de son côté, entreprendrait un inatteingible, voire un inattingible, bon, bref, ha !, ce second-là est également si haut, si intouchable, si étranger ), Arthur qui marche allègrement sur tout le reste de ses si longues foulées puisqu'il s'agit alors de poésie et que la poésie est le seul lieu où le génie a pu, un jour, pointer le bout de son nez - c'est faux, bien sûr, lorsqu'on a cru le voir sautiller parfois, plus haut que les plus hautes herbes, s'ébattre avec lui-même au creux des grandes partitions, c'est faux aussi puisqu'il semblait parfois gicler sur quelque toile de Grand Maître - mais le génie, convenons-en ou, plutôt, soyons-en sûrs, n'existe pas, il n'existe pas, point.
Bref.
En dressant huit portraits - ces gens de si peu qui en disent si long, ces vies qu'il a croisées et qui toujours le fondent - le narrateur ( Michon lui-même, sans doute, qui prend très concrètement sa part du sujet ) raconte son propre parcours en cherchant, dans la mémoire des origines et des rencontres, ce qui l'a façonné. Ce réseau de "
vies minuscules" tisse autour de lui une toile dont il est alors le centre et qui lui permet "d'avancer dans la genèse de ses prétentions" et d'aller, peu à peu et non sans mal, vers "le métier d'écrire".
La phrase de Michon est ample, complexe, à la fois précise et multiple, elle contrevient en permanence à cette étrange idée, très actuelle, très idiote selon moi, qu'une écriture n'est honnête, sincère, utile que si elle est courte, sèche, simpliste, dénuée de style comme si le style était une perversion, une exagération, un seul effet de manche : un genre de gratuité - morte ou privée, en somme, de toute littérature ; et cette idée très actuelle, très idiote il me semble correspond à l'époque, sèche elle-même, courte, raccourcie et, de fait, intellectuellement inopérante ( ce conseil de lecture est d'ailleurs beaucoup trop long, un simple "Woo j'ai vachement aimé ce bouquin, je vous le conseille" accompagné de quelques smileys aurait sans doute suffi en ces temps où le verbe est un suspect facile ). La phrase de Michon, donc, virevolte, s'enfante souple et fluide mais soudain s'épaissit, dévoile alors sa nature labyrinthique, fait mine de nous perdre avant, toujours, de nous rattraper au plus près de la chute puis d'éclater enfin au grand jour, de se faire lumineuse, évidente, complète ; elle emprunte des chemins plus que tortueux, des trajectoires plus que radicales pour aboutir à la quintessence même du verbe et, finalement, du sens, de ce qui doit être dit, de ce que l'on ne peut négocier, de ce qui est dans l'invisible et qui pourtant nous mène, nous élève ou nous ensevelit. de tout ce qui nous fait.
C'est un très grand Michon - comme toujours, bien entendu. C'est un livre immense. Il pourrait n'y avoir que celui-ci, qui dit tout du Très Grand en ne parlant que du Tout Petit.
Lisez-le... ou pas. Aimez-le... ou pas. Mais, pour ceux qui ne connaissent pas Michon, croyez-moi : l'expérience vaut le détour.