Dès le démarrage de sa carrière de comédien et chef de troupe,
Molière envisage un spectacle « total » qui mélange les genres : des musiciens puis un danseur sont engagé à l'Illustre théâtre, la première compagnie de
Molière, qui malgré des débuts prometteurs fera rapidement faillite, écrasée par la concurrence des deux troupes établies, l'hôtel de Bourgogne et la troupe du Marais. Mais l'intuition est là : le public est en demande de spectacles qui mélangent le jeu, la musique, le chant, la danse.
C'est donc très naturellement que
Molière va se positionner comme un contributeur incontournable pour les grandes fêtes de la cour : des spectacles longs (qui peuvent même se passer sur plusieurs jours), qui font appel à différents arts de la scène. Il va écrire des canevas pour des ballets, écrire des pièces qui permettent d'inclure des entrées de ballet, imaginer des spectacles qui comportent chant, danse, jeu théâtral. le tout souvent en urgence, pour répondre aux commandes et au bon plaisir royal, et en collaboration avec d'autres artistes. La plus célèbre de ces collaborations est sans doute celle qu'il a pratiquée avec Lully, plusieurs oeuvres sont là pour en attester, comme ce Bourgeois gentilhomme, crée à la cour le 14 octobre 1670. Les chemins des deux hommes ne vont pas tarder à se séparer,
Molière voulant des spectacles équilibrés, où le théâtre puisse trouver pleinement sa place, alors que Lully souhaitait des pièces où la musique est présente de bout en bout, ce qui donnera ce qu'on appelle aujourd'hui l'opéra. La rupture sera consommée en 1673 et la création du Malade imaginaire, dont la musique sera composée par Charpentier.
Mais nous en sommes pas là en 1670. Pour l'instant les deux hommes travaillent de concert pour produire les divertissements royaux. Pour accompagner un somptueux « Ballet des nations » censé mettre en scène des danseurs de différentes nationalités,
Molière va écrire une pièce dans laquelle, vont apparaître des Turcs (ou plus exactement des faux Turcs), la Turquie ayant été mise à la mode par la venue d'un émissaire du Grand Turc, Soliman Aga Mustapha Raca. Cela illustre bien la manière dont travaillait
Molière : il bâtit son intrigue autour de la contrainte d'avoir à placer à un moment donné des danses « turques ». Il va s'inspirer d'une pièce de Poisson, « Les faux moscovites » dans laquelle apparaissait de faux Russes. Les délais sont particulièrement courts : il faut que le spectacle soit prêt en cinq semaines.
Molière reprend donc quelque peu l'esprit de
Monsieur de Pourceaugnac, et de Georges Dandin : deux hommes qui se ridiculisent en voulant sortir de leur condition en se mêlant à la noblesse. Monsieur Jourdain est de cette veine : un bourgeois enrichi qui veut renier ses origines et se travestir en noble.
La trame est finalement très mince. Monsieur Jourdain reçoit des gens qu'il a engagés, et qui sont censés lui donner le vernis qui lui manque pour être considéré comme un gentilhomme : musicien, danseur, philosophe, maître d'armes, tailleur…. Nous assistons aussi à la venue d'un noble désargenté qui flatte notre ambitieux bourgeois pour lui soutirer de l'argent, et qui courtise la noble dame dont Monsieur Jourdain prétend conquérir les faveurs, alors qu'il se couvre juste de ridicule. Une intrigue amoureuse s'insère comme il se doit dans la comédie : la fille de M. Jourdain est amoureuse d'un jeune homme de sa condition, la mère pousse au mariage, mais la père refuse la demande sous prétexte que le prétendant n'est pas noble. Qu'à cela ne tienne, le malin valet va imaginer de faire passer l'aspirant au mariage pour un noble turc, qui non seulement va annoblir sa future femme, mais qui attribue généreusement à son beau père le titre de « mamamouchi ». Une scène hautement bouffonne termine la pièce, dans laquelle M. Jourdain est intronisé mamamouchi, et où le ballet turc peut avoir lieu. Suivie dans le spectacle original de différents ballets nationaux, qui seront repris lorsque la pièce sera créée avec grand succès à la ville, à partir du 2 novembre.
La pièce sera jouée en alternance avec une création, la Bérénice de
Corneille. Même si cette dernière a été éclipsée par la concurrence de la Bérénice de Racine, au démarrage elle a connu un réel succès, l'opposition avec Racine a sans doute permis de faire venir un certain nombre de spectateurs curieux de faire la comparaison. Une saison très faste pour la troupe de
Molière.
Ce qui fait à mon sens que la pièce n'a pas disparue du répertoire comme d'autres pièces de
Molière dans lesquelles la musique était à l'origine très importante, c'est le côté brillant et débridé du comique, des quasi mini sketchs, comme cette invraisemblable leçon de philosophie, qui se termine en cours de prononciation. La pièce peut donner à un metteur en scène et à des comédiens l'occasion de donner libre cours à leur imagination, et faire rire même maintenant, tant elle ouvre des possibilités de bouffonneries, d'effets visuels etc. le nouveau riche qui tente de singer les codes d'un monde auquel il espère pouvoir entrer est en quelque sorte de toujours, et la pièce est moins cruelle et ambivalente que George Dandin : on peut rire sans mauvaise conscience de M. Jourdain, qui au final ne risque ni ne perd grand-chose dans l'aventure.