Le cyberpunk n'est pas le sous-genre de la SF avec lequel je suis le plus familière. Pourtant son mélange d'avalanche technologique et de noirceur devrait avoir tout pour me séduire. Par curiosité après avoir regardé l'adaptation en série télé, je me suis plongée dans Carbone modifié (alias Altered Carbon) de
Richard Morgan. Qu'ai-je pensé de ce roman parmi les plus représentatifs du cyberpunk ?
Ce qui étonne rapidement dans Carbone modifié, c'est à quel point il s'inspire du roman noir. Takeshi Kovacs est un ancien militaire, voire paramilitaire, qui se trouve à enquêter. Choisi pour ses capacités de diplo, qui lui donnent un instinct et des qualités d'observation, et son attachant à une philosophie issue de sa planète d'origine, il se retrouve une centaine d'années après sa naissance dans un monde qui lui est en partie inconnu. désabusé et sombre, le récit insiste beaucoup sur ses monologues internes. Un choix stylistique qui imprime un rythme plus lent qu'on ne pourrait l'imaginer. Kovacs devient un personnage au passé torturé. L'enquête est du même acabit, entre mafia, femmes fatales et riches pontes qui abusent de leur pouvoir. Pour s'en tire, c'est oeil pour oeil et dent pour dent. L'histoire nous fait explorer de multiples pistes, dans ce futur acidulé.
La science-fiction se marie très bien avec le roman noir. On imagine parfaitement une ville sombre et encombrée par la technologie. Carbone modifié reprend un trope classique du cyberpunk : la lutte des classes. L'opposition entre des puissants qui peuvent profiter des bienfaits de la technologie pendant que le reste de la population n'a droit qu'aux restes. Ici, la richesse prend forme de technologies qui permettent de s'améliorer biologiquement. C'est du transhumanisme pur et dur : entre greffes d'éléments animaux, technologie qui permet d'améliorer les réflexes et clones aux phéromones améliorées, le corps est devenu un instrument. Mais le Graal, c'est de vivre immortel, d'enveloppe en enveloppe, comme les Math. Les Mathusalems sont des créatures de pouvoir dont la longévité les rend à peine humains. Car peut-on parler d'humanité quand la possibilité de sa fin n'existe plus.
Bien sûr, Carbone Modifié a un côté bourrin qui ne plaira pas à tout le monde. C'est que Takeshi Kovacs peut faire dans la subtilité comme dans le direct. Ecrit à la première personne, le style est souvent direct et sans fioritures. Scènes violentes, sexe et drogue, c'est la noirceur habituelle des romans de ce type. Il est vrai que cela permet d'ajouter une certaine maturité dans l'oeuvre. Après tout, la corporéité est justement souvent au centre des réflexions du cyberpunk. Sexe comme violences et modifications corporelles posent la question de la sacralisation du corps. Non seulement visible dans la place du transhumanisme dans la plupart des oeuvres qui se déclarent parentes du genre, Carbone Modifié pousse la notion plus loin. L'immortalité ajoute encore plus d'interrogations. C'est visible, par exemple, à travers des mouvances catholiques qui refusent d'être ré-enveloppées. Toute mort pour eux est définitive. Les catholiques sont donc très courus pour certains travaux car ils ne peuvent pas être ranimés dans d'autres corps.
Avec la possibilité de changer d'enveloppe vient toute la question de l'identité. Toujours dans la notion de corporéité, quelle place occupe notre corps dans la façon dont nous nous considérons ? Ré-enveloppé, Kovacs connaît quelques épisodes de dissociation durant lesquels il a l'impression que le propriétaire originel de son enveloppe refait surface. Un autre passage montre un criminel tellement habitué à changer d'enveloppe qu'il se représente, lors d'une séance virtuelle, sous la forme d'une sorte de bonhomme patchwork. A l'opposé, comment réagiriez-vous si un total inconnu avait l'apparence d'une personne de votre famille ? Ou si un inconnu avait le corps d'une personne de votre famille ? C'est d'autant plus présent que dans cet univers, les enveloppes des personnes condamnées peuvent être vendues et portées par de riches « corpos ».
Roman noir électrisant et complexe, Carbone modifié allie le meilleur du thriller et de la SF. L'enquête est menée tambour battant dans un univers ultra-technologique par un Takeshi Kovacs aussi désabusé que déterminé. L'auteur aborde le transhumanisme pour mieux poser des questions autour de la sacralisation du corps, de la notion de la mort, de la place du corps dans l'identité ou des inégalités sociales. Ce qui implique des passages violents, sexuels ou d'ingestion de drogues (ce qui sont des quasi tropes dans ce type de récit). le style, très direct et sans fioritures, a le mérite de bien poser le caractère du personnage principal malgré le manque de relief.
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