Álvaro Mutis (1923-2013) était un bourlingueur et un poète avant d'être un grand romancier. C'est d'ailleurs dans un recueil de poèmes qu'est né le personnage central de Maqroll el Gaviero, son alter ego imaginaire."Maqroll el Gabiero, comme l'indique la note de l'éditeur, c'est le gabier, et pour
Alvaro Mutis, le gabier est la représentation même du poète, l'homme qui, solitaire tout en haut de son mât, voit et annonce tout au navire, le bon et le funeste. Ainsi, c'est du gabier que tout le navire dépend, tout comme lui dépend totalement du navire."
La Neige de l'Amiral est publié, en 1986. Álvaro Mutis a déjà 63 ans. Il ignore alors que ce roman sera le premier volume d'une saga intitulée
les Tribulations de Maqroll le Gabier. le roman est une allégorie de la condition humaine.
Dans le prologue, le narrateur (et futur chroniqueur) raconte qu'en chinant dans une vieille boutique gothique barcelonaise, il est tombé sur un vieux grimoire historique qu'il recherchait depuis des lustres : « L'enquête du Prévôt de Paris sur l'assassinat de Louis, duc d'Orléans » par P. Raymond, éditée en 1865.
Et, à l'intérieur de la couverture, se trouve un journal, écrit d'une main tremblante (à cause des vibrations du moteur Diesel ) qu'il résume lui-même :
« Le journal d'el Gaviero, de même que tous ses écrits laissés en témoignage d'un destin qui lui a toujours été adverse, est un mélange indéfinissable des genres les plus divers : il va de la narration triviale des faits quotidiens à l'énumération des préceptes de ce que j'imagine être sa philosophie de la vie. Tenter de corriger ses fautes eût été d'une fatuité naïve et eût bien peu ajouté à son intention première de consigner, jour après jour, les expériences d'un voyage dont la monotonie et l'inutilité étaient sans doute rompues par ce travail de chroniqueur.»
A la suite du journal figurent d'autres fragments épars laissés par Maqroll.
Ce journal est destiné à Flor Estevez qui tient une auberge nommée
La Neige de l'Amiral.
Maqroll le Gabier a quitté Flor Estevez pour remonter le fleuve Xurando à bord d'un vieux rafiot poussif piloté par un capitaine alcoolique à la recherche de mystérieuses scieries qui devraient lui permettre de faire fortune.
Dès les premiers mots du journal de bord, le lecteur apprend que Maqroll ne se fait guère d' illusions au sujet de cet Eldorado mais sait qu'il continuera malgré tout à naviguer jusqu'au bout sans savoir pourquoi. Pour contrarier son angoisse existentielle et son sentiment de culpabilité à l'égard de Flor Estevez, Maqroll lit le livre de P. Raymond retraçant la lutte sournoise pour le trône de France entre Armagnacs et Bourguignons à l'époque médiévale, et puis il rédige simultanément son journal. Il transcrit avec la minutie d'un chroniqueur et la prose d'un poète ses mésaventures, ses impressions, ses rêves et ses souvenirs, toujours illusoires.
(Oups je voulais masquer la suite mais je n'y suis pas arrivée !)
Il se souvient de Flor Estevez, de son ami Abdul et des autres chemins qu'il aurait pu prendre au lieu de s'embarquer sur le rafiot pour cette odyssée absurde. Maqroll rêve que Napoléon lui demande conseil (sur une expédition fatale qu'il aurait mieux fait d'éviter) et peste après P. Raymond et ses hypothèses impossibles concernant l'assassinat du Duc d'Orléans. Et il raconte les péripéties de ce voyage désespérant, semé d'écueils qui va durer trois mois. La nature est hostile, moite, nauséabonde. L'humanité est, à quelques rares exceptions, peu fiable, cupide, cruelle ou dépravée. Des personnages sont inoubliables. le capitaine alcoolique, un métis à la vie extravagante et déchirante. Et puis un couple d'Indiens nus qu'il observe d'abord avec une précision froide d'anthropologue avant de se servir, en ressentant alors un dégoût terrible de poète maudit. Maqroll contracte alors « la fièvre du Puits » peut-être parce qu'il a transgressé une loi, commis un sacrilège. Il se débat contre la démence et la tentation de se laisser glisser vers la mort. Mais un étrange Major surgit à plusieurs reprises de la forêt pour le sauver in extremis en lui permettant de poursuivre son journal, toujours à contre-courant.
Cette courte épopée contemporaine qui ne mène nulle part avec un héros anti-héroïque est formidablement captivante, riche, inoubliable.