Harry Hole, tout grand et solide qu'il soit, est soluble dans l'alcool. On le sait depuis longtemps. Il s'y dissout, après une énième rechute, depuis un certain temps déjà au début de ce nouvel épisode de ses tribulations, le douzième. le flic déglingué de génie a replongé, se noie dans la mauvaise bière et la gnôle de seconde catégorie. L'amour de sa vie l'a jeté dehors, ça pourrait éventuellement expliquer son naufrage. Oui, mais Rakel l'a viré du domicile conjugal et de sa vie, parce qu'il picolait tellement qu'il n'était pas foutu de se souvenir si, au cours d'une de ses beuveries, il avait, oui ou non, couché avec Katerine Bratt, responsable de la brigade criminelle, la nuit où celle-ci l'avait ramassé dans un état pitoyable et ramené chez elle. Tout comme le fait régulièrement Bjørn Holm, le technicien de
police scientifique, son ami. Harry survit dans un appartement minable, un taudis, ne sort que pour se rendre au magasin de spiritueux ou à l'ancien bar qu'il possédait, le Jealousy. Désargenté, clochardisé, il emprunte là où il peut encore, son existence est un trou noir dans lequel il s'enfonce allègrement. Sans Rakel, plus rien ne vaut de faire un effort.
Son retour à la crime ne s'est pas fait en fanfare, Hole est affecté aux cold cases, de vieilles affaires dont il se moque éperdument. de toute façon, dans l'état où il promène sa carcasse : sale, toujours entre deux vins, balbutiant, il ne pourrait guère viser un autre poste. Et puis il a toujours ces obsessions qui lui font désobéir aux instructions ; pour l'heure, il s'agit d'un violeur en série, libéré récemment de prison : Svein Finne. Hole est persuadé qu'il récidive et est décidé à l'empêcher de continuer à sévir. Un drôle de type, ce Svein, à moitié délirant : il ne viole pas dans le seul but d'une relation sexuelle ou de dominer sa proie, il sème, il féconde la jeune femme qu'il a choisie et surveille sa grossesse, ne la supprime que si elle ose avorter ou le dénoncer. Tout à son idée fixe, dans ses rares moments de lucidité, Harry franchit un nombre incalculable de lignes jaunes afin de coincer Finne. Sa détermination ne fera que se renforcer lorsqu'il se réveillera, au sortir d'une énième cuite mémorable, allongé aux côtés du cadavre de Rakel, assassiné au couteau.
C'est à partir de ce drame que débute vraiment ce roman d'une noirceur absolue. Harry Hole va glisser peu à peu au bord de la folie, puis en franchir les limites, flirter avec les pulsions de vengeance aveugle, celles qui font perdre toute logique. La
police investigue sur le crime, lui aussi. Mais à sa manière. Avec ses mauvaises manières. Et il est bientôt suspendu, sans flingue, sans insigne, réduit à débrouiller les arcanes de l'intrigue en simple civil, devant jouer seul tous les rôles d'un groupe d'enquête, sans en avoir les moyens. Noyé dans son chagrin, si puissant qu'il en oublie de boire, Hole titube entre les potentiels coupables, les alibis en béton explosant ses convictions, il fricote comme jamais avec l'arbitraire et l'aveuglement et Nesbø s'en donne à coeur joie, s'y entend à merveille pour nous égarer en compagnie de son flic en perdition. le code de procédure ne tient plus, les preuves qu'il découvre n'auront aucune valeur devant la justice, surtout que les moyens qu'il emploie sont plus que condamnables, dès le début de ses investigations, Harry comprend qu'il devra appliquer lui même la sentence et qu'elle sera définitive.
Le cerveau saturé par la rage et le chagrin, Harry Hole ne pense plus juste, il enquête à l'envers, mise tout sur un coupable et tente de démontrer la justesse de son présupposé, quitte à tordre la réalité parfois, puis change de suspect lorsque la voie se révèle sans issue. Il possède encore des amis, Alexandra Sturdzas, la légiste, qui rêve de le mettre dans son lit, Kaja Solness, une ex-maîtresse, responsable de la sécurité d'antennes de la Croix-Rouge sur les zones de conflits, et, son vieux complice Bjørn Holm, compagnon de Katerine Bratt avec qui il vient d'avoir un enfant, mais tout est boiteux dans leurs relations, comme dans chacun des personnages de ce livre. Des gens en rupture de sens, habités par leurs drames personnels, par les stress post-traumatiques, guidés par la colère, la culpabilité ou le désespoir, jetés dans une tragédie au sein de laquelle seul un Harry Hole ayant effacé toutes les limites peut glisser parce qu'il a déjà coulé et ne songe pas à remonter à la surface.
Jo Nesbø pousse son héros au-delà de tout, loin, bien plus loin que la mort qui est encore ce qui paraît le plus souhaitable pour Hole, lancé comme une boule dans un flipper, rebondissant sans contrôle, frappé de toute part, il perd ses repères, sa logique, son intuition, reste nu et isolé face à la vérité, parce qu'il faut ne plus avoir aucun espoir pour parvenir à la découvrir, parce qu'il faudra avoir traversé tous les cauchemars et toutes les bassesses pour comprendre. Jamais il n'était allé aussi profondément dans l'abîme peuplé de monstres effroyables. Même dans
le Léopard, auquel il est fait souvent référence, lorsqu'Harry était parti se fondre dans la foule de Hong Kong, embrumer son cerveau à l'opium et confire ses neurones dans le Jim Beam.
Svein Finne sert de fil rouge aux intrigues, et il y en a beaucoup, normal avec un flic qui ne sait la plupart du temps ce qu'il a fait la veille ni avec qui il a passé la soirée. Enquêter sur soi-même, dénicher des bribes de souvenirs alcoolisés sans savoir s'ils sont ou non des images fabriquées ou des réalités factuelles, se lancer tête baissée sur un a priori, nier la raison, la cohérence, pour ne pas avoir à regarder là où il faudrait le faire, accepter de se voir aussi misérable que l'on est, voilà par où doit en passer Harry. Finne et Hole ont un compte à régler, en plus des forfaits du violeur en série, un compte personnel qui faussera en partie toute l'affaire. Quelle qu'en soit l'issue, il ne restera qu'un champ de ruines et aucun espoir.
Pas moins de six cent pages à accompagner Harry Hole dans la chute la plus vertigineuse qui soit, à tomber main dans la main avec lui vers un néant effrayant, dans une énigme dont la résolution n'entraînera, on le sait dès le départ, aucun soulagement. Rakel n'est plus, le demi-coeur qu'elle lui avait confié ne peut plus battre sans elle. Zombie parmi les ombres, Hole, même s'il respire encore, est déjà mort. Il reste Oleg, mais il est adulte désormais, policier, ou presque, lui aussi. Il reste quelques amis, peu, il reste des criminels à mettre hors d'état de nuire, mais
le Couteau, sans mauvais jeu de mots, tranche tous les fils qui retenaient encore Hole au bord du précipice.
Un polar magistral, magnifique, hors norme par l'épaisseur, la densité du personnage de Harry Hole, au-delà de la douleur, peinant à réfléchir, oubliant les bases de son métier de flic, victime potentielle de toute manipulation, Orphée pénétrant aux Enfers, sachant par avance, qu'il en ressortira seul et continuera à errer parmi les ombres. À ne pas manquer pour l'enquête tentaculaire, fiévreuse, déraisonnable, ses dizaines de rebondissements, ses certitudes qui partent une à une en fumée, remplacées par d'autres, et le dénouement, extraordinaire, impensable, inimaginable...
La traduction de
Céline Romand-Monnier, comme à l'accoutumée, est superbe, et ce ne devait pas être une mince affaire de transcrire l'infinité de sentiments violents et le rythme frénétique de ce livre.
Un des meilleurs Harry Hole, énormissime, une enquête extraordinaire qui surfe sur la mort et le désespoir, un héros mis à nu comme rarement dans un roman !
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