Un coup de poing dans le plexus, c'est l'effet que procure ce livre percutant et sauvage de 250 pages. Une écriture nerveuse, des phrases courtes, l'impression de visionner le film, caméra au poing, d'un reporter de guerre. Pas d'affect, pas de concession, le lecteur est plongé sans retenue dans l'horreur et la brutalité des terroristes.
Comment ne pas se souvenir de cet incroyable et terrifiante tragédie du 15 avril 2014 : le rapt de 276 lycéennes âgées de 12 à 17 ans par le groupe Boko Haram, groupe de combattants islamistes à la suite d'un raid dans la ville de Chibok au Nigéria ? L'attaque est revendiquée par le djihad qui condamne « l'éducation occidentale » et annonce la mise en esclavage des jeunes filles. Son chef Aboubakar Shekau déclare :
« J'ai enlevé les filles. Je vais les vendre sur le marché, au nom d'Allah. Il y a un marché où ils vendent les êtres humains [...] J'ai dit que l'éducation occidentale devait cesser. Les filles, vous devez quitter (l'école) et vous marier. [...] Une fille de 12 ans, je la donnerais en mariage, même une fille de 9 ans, je le ferais ».
Cet évènement est d'autant plus ahurissant qu'on imaginait un dénouement rapide, à la hauteur de l'énormité de l'action et ce d'autant plus que la mobilisation est internationale et fortement relayée par des personnalités publiques, la maison blanche, et bien sûr le célèbre « Bring back Our
Girls» . Pourtant cinq années plus tard il reste toujours 113 jeunes filles portées disparues !
C'est là qu'intervient Edna O'Brien en nous livrant l'histoire forte de son héroïne, Maryam, qui endosse le rôle et les habits d'une des filles kidnappées qui a réussi à s'échapper et revient nous raconter l'horreur dont elle a été victime pendant des années aux mains des djihadistes ; puis après, lors de son retour chez elle où là encore, rien n'est terminé puisqu'elle subit le rejet des siens, leur méfiance, la honte, la répudiation.
Ce cri ou plutôt ce hurlement dans les ténèbres est un récit bouleversant, atroce et magnifique.
«
Girl » est écrit à la première personne, pour donner un ton plus personnel et plus de crédibilité à la narration, de sorte que l'on vit avec Maryam sa tragédie et son chaos intérieur et intime. Ce récit éprouvant est celui de l'indicible calvaire de ces jeunes filles (elles ont toutes moins de 17 ans au moment du rapt) à qui on a volé leur vie.
Le roman commence avec une phrase choc, comme un uppercut, qui va donner le ton et le rythme à la suite du récit : « J'étais une fille autrefois, c'est fini», et continue ainsi : « Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Mes entrailles, un bourbier.» Arrachée à l'école, emmenée en trombe à travers la forêt, parquée comme une bête, endoctrinée la nuit, terrorisée le jour, violée à plusieurs reprises – « Des hommes s'affairaient, la racaille en treillis, des armes partout, des couteaux à la ceinture et leurs braguettes ouvertes » –, puis mariée de force à un djihadiste. Maryam finira par échapper à ses ravisseurs après une effroyable cavale – « le moisi et la gale de la forêt sur moi, la honte à l'intérieur » – avec Buki, son amie, et Babby, le bébé qu'elle a entre-temps mis au monde, qui « imbibe ses terreurs » et à qui elle confesse « je ne suis pas assez grande pour être ta mère ». À l'allure d'une course contre la mort, elle poursuit le récit de son errance
dans la forêt, au bord de la folie, ivre de faim et de la peur d'être rattrapée par ses bourreaux jusqu'à son retour chez les siens.
Comme un souffle, des scènes d'un passé heureux viennent parfois adoucir l'horreur du quotidien, nous rappeler qu'avant une autre vie a été vécue, une soirée au dancing, l'éclat des yeux « bleu lapis » de son frère Youssouf, le tendre amour de ses parents…
Au milieu du livre, on croit pouvoir enfin respirer lorsque ‘elle touche au but et arrive au village, mais c'est là que le plus désespérant commence ! Quelque chose comme une triple ou une quadruple peine. Babby, qu'elle s'est battue pour garder en vie pendant leur fuite, est considérée comme « du sang impur », à faire disparaître au plus vite. Quant à elle, ¬Maryam, on s'en méfie. Qui connaît ¬vraiment ses intentions ? « Un homme a parlé d'une histoire, une histoire vraie qu'il avait lue, des filles revenant de captivité à seule fin de fomenter le meurtre de leurs parents et de leur famille. »
La folie des hommes ne s'arrête jamais : Les filles enlevées ne sont pas les bienvenues à leur retour. Considérée comme souillée, comment vivre après ? C'est la question que pose Edna O'Brien dans ce livre extraordinaire de cette romancière passionnément éprise de justice et de liberté.
Commence alors une nouvelle épreuve. À l'incapacité de décrire ce qu'elle a vécu au psychiatre qui l'interroge – « Je lui dis des choses pour ne pas lui dire des choses » –, s'ajoute le mépris et le rejet de sa famille, de sa mère surtout qui l'accuse d'avoir tué son père, mort de chagrin, et son frère Youssouf, assassiné par les Jas Boys alors qu'il tentait de rassembler l'argent de la rançon.
Avec une précision impitoyable et une hargne féroce, Edna O'Brien décrit, tel un témoignage criant de vérité, une vie de terreur en pleine jungle rythmée par les viols, les prières imposées, les tâches épuisantes, la faim, le désarroi, la solitude, la barbarie, l'espoir d'être sauvée puis le désespoir, la violence physique et morale, l'esclavagisme, les mariages forcés avec les djihadistes, les corps qui s'abîment, s'enlaidissent, s'arrondissent des enfants à naitre, l'esprit qui se brouille, l'âme qui noircie, la détestation et le dégout de soi.
Et puis il y a ces phrases courtes et glaçantes qui parsèment le récit : « Comme le bétail dans son enclos », « je suis morte et pas morte », « une boucherie s'accomplit en moi », « je mourrai avec mon cri inachevé »
Autre situation insupportable : comment aimer une enfant qui, par sa présence, vous révèle l'horreur que vous avez subie ? Une enfant qui marque le signe de votre déshonneur, de votre complicité ( ?) avec l'ennemi, vous fait devenir la honte de votre famille, celle-ci vous estimant souillée, et peu importe que vous n'ayez eu d'autre choix et que vous soyez la victime.
Un ouvrage passionnant sur une histoire de femme triplement détruite parce qu'elle est une femme : aux souffrances de l'enlèvement, de l'arrachement à l'enfance, s'ajoutent les viols et le rejet familial et social.
«
Girl », même le titre est court, un seul mot, un simple mot, sonnant comme un tout. Car il condense en lui seul tout le pouvoir féminin.
Un livre dur, mais fascinant et qui a le mérite d'exister. Indispensable à lire.