Avec
Ce que j'ai oublié de te dire,
Joyce Carol Oates revient à l'un de ses thèmes fétiches : explorer les fêlures sous le vernis de la société américaine. En l'occurrence ici, les traumas et tourments intérieurs de jeunes filles de l'élite. La thématique en soi est déjà lourde : pression scolaire, compétition entre élèves pour accéder aux meilleures universités, parents sous tension, vie toute prédestinée dès la naissance à une carrière importante. Merissa, Nadia, Chloé, Hannah et d'autres sont élèves à Quaker Heights, une école privée très sélect. Leurs vies ont brutalement basculé après le suicide de leur amie, Tink. Tink était arrivée dans le lycée, il y a six mois de cela, débarquant auréolée d'un écho de mystère : la jeune fille était une ancienne actrice, enfant star, qui à l'âge de douze ans, abandonna sa carrière. Rousse mystérieuse, désabusée, au physique à la fois ingrat et charismatique, tenant tête aux professeurs, dotée d'un sens de l'humour décapant, Tink va rapidement fasciner les jeunes filles, devenant alors l'une des leurs, à tel point qu'elles se rebaptiseront « Tink&Co ». A la mort de cette dernière, les amies vont se retrouver désarmées face au geste de Tink.
L'auteure s'attache à deux de ces jeunes filles : Merissa et Nadia. Chacune vit une période dure, scarification pour l'une, dépression pour l'autre. Chacune possède un lien privilégié avec Tink, au delà de la mort, lien qui va intervenir aux instants les plus critiques du récit. de par sa présence fantomatique (ou plutôt le souvenir qu'ont les jeunes filles d'elle, le faisant revivre intérieurement ?), Tink va les aider et les extraire des peurs qui les étouffent.
Le geste de Tink conditionne entièrement la vie des deux adolescentes, leurs voix intimes sont décrites avec beaucoup de pudeur, de naturel par l'auteure, avec parfois des introspections que l'on sent difficiles pour les héroïnes. Une partie est dédiée à Tink, sans toutefois percer le mystère de cette fille décidément pas comme les autres, ce qui renforce l'impression de fascination qu'elle dégage auprès de ses amies. Son personnage m'a fait penser à celui de Legs dans
Confessions d'un gang de filles : même force exhalant de son physique pourtant menu, même ascendance sur les autres, même charme étrangement singulier. Outre l'aspect psychologique, le roman est également un tableau critique de la haute société américaine et surtout des adultes qui la composent : les parents sont décrits comme étant absolument détestables et/ou pitoyables, le père de Nadia, celui de Merissa, la mère de Tink... Malgré leurs richesses, ces personnages ne savent absolument pas comment aimer leurs enfants, les laissant alors seuls face à la dureté du monde qui les entoure, entre isolement, rumeurs cruelles, harcèlement et surtout absence d'amour.
Le roman est sombre, noir, idées suicidaires, anorexies, mal-être ponctuent sans cesse le récit. Les voix des héroïnes manifestent la difficulté d'être au monde, de devenir adultes, de répondre aux exigences des adultes. Si le geste de Tink apparaît aux yeux des autres comme incompréhensible au début du roman, peu à peu s'immisce l'idée qu'il fut une libération, et il devient alors douloureux de lire les sentiments de désarroi et de perte totale de ces jeunes filles. Même leur rapport au corps est pensé selon la société, la façon dont elles devraient être plus mince, plus jolies etc. C'est désarmant et dérangeant comme bien souvent dans l'oeuvre de Oates. Pourtant l'écriture, le style de Oates, fluide, subtil, très « vrai » et fouillé psychologiquement, fait que l'on ne peut lâcher le roman. Toutefois ce n'est pas, pour moi, une oeuvre majeure de l'auteure, car il manque un peu de souffle et j'ai eu le sentiment d'un inachèvement dans son récit. Il en demeure une fine analyse de la société américaines, du côté des riches, tableau qui bouscule son lecteur par sa description incisive et crue.
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