Entraîné dans
Les Chutes vertigineuses de ce roman abyssal, me voici quelques jours plus tard revenant à la surface des eaux pour vous en parler. Carol Joyce Oates possède-t-elle un don pour emporter, perdre son lecteur dans les méandres d'une histoire échevelée ? Incontestablement, oui.
Les Chutes, ce sont celles de Niagara Falls qui recèlent un pouvoir qui attire, qui aimante.
Le paysage est planté dès les premières pages et c'est comme une rivalité qui s'acharne dès le début, celle de savoir qui sera le personnage principal du roman, ce décor démesuré omniprésent tout au long du récit, ou bien cette femme Ariah, qui entre en scène presque malgré elle, presque sur un malentendu, l'ironie du sort qui s'empare d'elle lors d'une nuit de noces fatale, ou du moins lors d'un lendemain qui déchante...?
Elle n'était sans doute pas faite pour cette histoire, pour ce destin, cette jeune femme un peu évanescente, sortie d'une éducation puritaine, celle de l'Amérique des années cinquante. Elle n'était pas faite pour entrer dans cette histoire jusqu'à ce drame qui fait d'elle l'héroïne d'un roman, d'un destin, d'une tragédie.
Tout commence dans cette chambre d'hôtel qui n'existe peut-être que pour les lunes de miel et les touristes en mal de sensation... Ariath aura savouré sa lune de miel durant une nuit tout juste, et encore... S'en souvient-elle ?
Le reste n'a plus d'importance, le destin en a décidé autrement. Tandis qu'elle dort encore, dans les brumes encore alourdies des nombreuses bulles de champagne de la veille, elle se réveille encore presque sotte de ne pas savoir qui elle est ce matin-là, où elle est, elle n'a pas entendu son tout récent mari s'en aller sur la pointe des pieds, après avoir griffonné un dernier mot, une dernière phrase sur le papier à lettre à l'en-tête de l'hôtel, s'en aller vers là-bas, se jeter quelques minutes plus tard d'un élan presque jubilatoire dans les eaux furieuses du Niagara.
Elle s'appelle Ariah Littrell, devenue Ariah Erskine en si peu de temps... Devenue celle qu'on appellera " la Veuve blanche des Chutes ", errant au bord du gouffre en quête d'un écho, d'une absence devenue arrogante. C'est alors qu'elle va commencer sa métamorphose, sa mue...
Carol Joyce Oates savait-elle déjà que son personnage principal allait être insaisissable ? Insaisissable comme les eaux tumultueuses des Horseshoe Falls, comme la note fugitive d'une partition de Debussy, comme les rires de l'enfance qui surgissent en nous.
On pourrait la croire ressuscitée au bout de quelques jours, quelques semaines lorsqu'elle effleure ce goût insolite du bonheur, ou du moins ce qui y ressemble en la personne de son futur second mari, un jeune avocat rencontré presque par hasard, mais au bord des Chutes du Niagara, dites-vous qu'il n'y a jamais de hasard, les histoires d'amour ne sont que des accidents de parcours.
Carol Joyce Oates ne lui laisse jamais le temps de savourer la sensualité, le désir, le vertige de l'amour... C'est comme si elle cherchait toujours à donner à ces personnages qui ressortent des cendres une occasion d'y retourner, d'étreindre la mort, le morbide, la fatalité dans tous ces états. Mais qu'a donc Carol Joyce Oates contre la sacrosainte famille pour lui tordre ainsi le cou ? Ariah va apprendre ce goût immodéré du malheur et va le faire subir à son entourage, c'est-à-dire sa famille.
On voudrait l'aimer, mais comment aimer ce personnage qui nous échappe sans cesse, qui n'existe pratiquement que par le chant choral des autres personnages qui lui donnent écho, qui lui donnent
corps dans leur besoin d'aimer, d'être aimé et leur mal de vivre ? Ariah craint le bonheur, suscite sans cesse l'incompréhension, mais exprime sans doute aussi un besoin immense de reconnaissance. J'aurais voulu la prendre dans mes bras mais je savais qu'elle m'aurait fait mal. Fuir le bonheur de peur qu'il ne s'en aille.
Ici j'ai aimé me perdre dans cette incompréhension, dans cette ambivalence du personnage d'Ariah, qui de ses doigts agiles de pianiste pouvait toucher la joie, s'en saisir, la faire sienne, la porter aux autres. Par moments, je me suis épris de sa fragilité devenue une force, une résilience... Mais écartant le rideau d'une vie, ses doigts n'ont eu de cesse que d'emporter le paysage quotidien dans sa résignation et une sorte de goût pour le malheur, se croyant damnée à jamais... Faisant de son existence une malédiction.
Je suis allé de surprise en surprise, dans la voix des autres personnages aussi, ne sachant jamais où l'autrice m'entraînait, sauf jamais loin des Chutes, dont j'entendais le vacarme obsessionnel éveiller en moi des torrents de malaise, quelque chose que je ne savais pas encore nommer.
Étais-je à mon tour devenu ce funambule au-dessus du vide, tentant de rejoindre l'autre versant d'une histoire qui brusquement s'ouvrait à moi comme un paysage qu'on déchire en deux, faisant surgir une autre histoire improbable ? Lire Carol Joyce Oates, c'est s'empêcher sans cesse de regarder vers le bas...
Elle n'a jamais cessé de me perdre ici et là dans ces pages addictives froissées de violence et de compassion, plus tard je ne sais toujours pas où je suis parvenu. C'est sa manière d'écrire, de nous raconter une histoire. On aime certains livres à cause de cela, il n'est pas nécessaire de tout comprendre, que l'eau d'un lac soit transparente pour parvenir à en deviner le fond.
Ne pas tout comprendre.
L'écriture de Carol Joyce Oates, lancinante, trépidante, envoûtante, sa musicalité, le bruit des Chutes, les voix tout autour aussi assourdissantes que la fureur des eaux, c'est un livre qui continue de résonner en moi...
Fragile.
Plus tard, je ne sais pas ce que je retiendrai de cette histoire, de ces voix perdues dans le tumulte d'un fleuve et de ce que des hommes ont pu en faire. Que restera-t-il de cet écho torrentiel à l'épreuve du temps ?
Sûrement en tous cas, une belle lecture commune et réjouissante avec quelques fidèles amies et de nouvelles têtes... Merci à mes compagnes de lecture : Anne-So, Catherine, Christine, Doriane, Isabelle, Marie-Caroline, Mimipinson, Nicola, Roxanne, Sandrine.