Étrange livre où se mêlent deux voix, deux histoires, celle d'Évelyne Pisier, celle de
Caroline Laurent son éditrice, toute jeune femme qui découvre - et nous fait découvrir - un aspect insoupçonné du métier d'éditeur. Celui de confidente, d'oreille attentive aux blessures et aux enthousiasmes passés mais aussi, et c'est plus inattendu, celui de co-écrivain d'un récit brutalement interrompu par la mort.
Très loin de l'effet « people » qu'on aurait pu craindre (Pisier,
Kouchner, Castro), nous découvrons avec respect et admiration - un peu d'envie aussi ! - le parcours d'une femme libre, libérée plutôt, par sa mère, son époque, ses rencontres, ses choix. Une femme qui se construit « contre », contre l'exemple du couple de ses parents, comme le statut de la femme imposé par la société des années 1940-1960.
Il s'agit de Lucie-Évelyne, fille d'un haut fonctionnaire à l'époque coloniale, pétri d'idées toutes plus réacs les unes que les autres, bien inscrit dans un milieu d' « expats », diplomates issus de la petite-bourgeoisie du début du XXième siècle. Évelyne Pisier restitue la vie de ces hommes et femmes au Vietnam, en Nouvelle-Calédonie, persuadés d'agir pour la grandeur de la France et sa vocation à éclairer le monde, à civiliser des gens qui sans elle resteraient dans l'obscurantisme et le Moyen-Age. le sujet n'a pas fini de faire débat.
La petite fille garde des souvenirs éblouis et terribles de ses passées à Hanoï, jusqu'à la fuite hors du pays au moment de la guerre avec le Japon. Enfermement dans un camp, violences, viols : sa mère et elle ont connu l'horreur. Son père, rebaptisé André, en réchappera lui aussi. Et la vie reprendra, à Nice d'abord, à Nouméa ensuite. Nouveau poste, nouvelles découvertes pour la fillette mais aussi pour sa mère, Mona. Ayant fait la connaissance avec Marthe (personnage inventé de bibliothécaire féministe et sans doute homosexuelle), Mona se découvre un appétit pour la liberté, les libertés : conduire, avoir sa voiture, prendre un amant, divorcer. Son haut-fonctionnaire de mari en est mortellement blessé, ridiculisé aux yeux de la bonne société. Il le lui fera chèrement payer...
Ce couple s'aime, se déteste, ne peut se passer l'un de l'autre, se sépare et, sans préavis, se reconstitue, sous les yeux incrédules et furieux de Guillemette, la mère de Mona. Sous les yeux lassés et déçus de Lucie, à qui on fait des confidences intimes en oubliant qu'elle est une toute jeune fille, qui n'a pas commencé encore à vivre sa propre vie. Confidente malgré elle, à qui l' innocence est volée par des adultes enfantins et égocentriques. Elle qui doit à chaque rupture quitter ses amis, son petit monde de fillette, renoncer à ses rêves (partir en Afrique avec l'Amant !)
Devenue grande, poussée par sa mère, nourrie du « Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir, elle fait des études (sa mère lui interdit le ménage et la cuisine!), passe l'agrèg et fait sa thèse brillamment, fréquente les milieux révolutionnaires à Cuba où elle devient la maîtresse de Castro (saisissant et attachant portrait du Commandante), fréquente Cohn-Bendit et les activistes de mai 68.
Destin hors norme, façonné par une mère et des rencontres hors-norme.
Mais, de Lucie-Évelyne ou de Caroline, qui est le personnage le plus intrigant, le plus émouvant, le plus attachant ? Cette toute jeune éditrice de 28 ans, visiblement bouleversée par la rencontre avec Évelyne Pisier suscite mon intérêt, mon admiration, ma tendresse. Elle a manifestement vécu un coup de foudre d'amitié en rencontrant Évelyne. Étrangement - mais existe-t-il un hasard ? - elle trouve des résonances de sa propre histoire dans celle d'Évelyne et de sa mère.
In fine, en dépit de la richesse et de l'originalité du personnage d'Évelyne, c'est celui de Caroline qui me touche le plus. J'aime son travail obsessif pour restituer du mieux possible le destin d'Évelyne, le compléter de façon plausible et respectueuse d'une vérité ; j'aime son humilité et son respect, sa discrétion et sa sensibilité, la légèreté et la gravité de sa plume, la rigueur et l'originalité de la construction de son texte. Bref, si j'ai aimé découvrir Évelyne Pisier et son histoire qui a longé la mienne, j'ai adoré découvrir
Caroline Laurent, comme une amie virtuelle mais tellement vivante ! Et je me dis que si , un jour, il me prenait l'envie de raconter mon histoire, je ne voudrais pas d'une autre éditrice...
Et, en principe, je devrais la rencontrer le 15 décembre, grâce à l'association « 68 1ères fois », cadre dans lequel j'ai pu découvrir ce livre.