4. Je ressens, à parler de l'actualité, un dégoût à peu près aussi grand que si je manipulais des cadavres de chats. Il me semble qu'à les toucher, mes doigts deviennent poisseux et un mouvement mental de répulsion me chasse chaque fois un peu plus vers des limbes où je cherche, en vain la plupart du temps, un passage vers un ailleurs mental, sorte d'onirisme diurne très rarement trouvé.
5. J'aimerais écrire un livre où l'on verrait se dessiner les fissures progressivement élargies d'un cerveau en train de se défaire.
L’homme qui marche, marche sans se préoccuper de garder une mémoire de sa marche. Il est tout entier dans un mouvement qui s’efface au fur et à mesure qu’il se produit. Et l’homme qui ainsi marche est heureux du mouvement qu’il donne à son corps.
L’homme qui écrit, lui, est tout entier dans le mouvement de son écriture, il est, lorsque cette écriture coule de lui avec aisance, heureux dans le mouvement de cette écriture, mais l’homme qui écrit ne se contente pas du bonheur de tracer, il veut conserver cette trace, il veut la faire partager, pire, il veut qu’elle survive au néant qu’il deviendra.
Cela est-il sage ?
Peut-on imaginer – Dante n’y a pas pensé -, si l’enfer existait, supplice plus cruel qu’un écrivain condamné à écrire, jusqu’à la fin des temps, en voyant son texte s’effacer au fur et à mesure qu’il le trace ?
3. J'éprouve un désir couteau de lacérer le monde criminel des optimistes. Ceux qui se paient de mots et de mensonges. Je ne suis ni cynique ni désabusé, lucide seulement. Il me semble que je me trouve dans le coin le plus reculé d'un asile où l'on m'a pour l'instant oublié. Je me repose dans l'angle de deux murs, à l'ombre d'un figuier. La chaleur, çà et là, exalte des odeurs d'urine. On est à la fin d'un printemps qui ressemble déjà à l'été et les cigales n'ont pas commencé leur limage. Le monde est-il ce mirage que l'on voit au loin ? Qui sont mes compagnons de captivité ? Je pourrais grimper à l'arbre pour tenter d'atteindre le faîte du mur et m'enfuir, mais que trouverais-je de l'autre côté ? Il n'y a pas d'autre côté : j'habite un îlot illusoire suspendu au-dessus de l'abîme.
Est-ce que j’écris parce que je veux écrire, parce que je me force à écrire, ou bien parce que je subis une incoercible nécessité d’écrire ? Est-ce que je ne me fais pas croire que cette nécessité existe ? Est-ce que, par désir de ressembler à certains, qui en furent possédés, je ne me crée pas de toute pièce une nécessité qu’en réalité je n’éprouve pas ? Est-ce que je ne suis pas un infect comédien et toute ma vie un mensonge ?
A écrire ces questions, en regardant le ciel gris dehors, j’entends craquer les poutres de l’édifice interne et je tremble, et le monde, autour de moi, n’est plus, par bonheur seulement l’espace d’un instant, qu’un insupportable simulacre.
2. Elseneur. Ce je-ne-sais-quoi de pourri dans les douves du château. Du sang et de la boue et ces grenouilles carnivores qui se gonflent de satisfaction sans pour autant se prendre pour des boeufs. A travers les nuages noirs, on entrevoit des filaments de ciel rouge. Une odeur de viscère pénètre partout. Comment lui échapper ? Les chiens lâchés occupent la rue. On ne voit pas un seul homme. Les portes s'ouvrent sur des intérieurs bouleversés. Cela, qui paraît un rêve, n'est pas un rêve, mais une sorte de film qui s'impose à moi, au moment le plus inattendu, et que je note avec la joie de ne copier qu'un fantasme, pourtant reflet exact de la réalité.