Au moment où paraissait «Le Côté des Guermantes I», s'adressant à un critique du journal le «Temps»,
Proust écrivait:
«C'est encore un livre «convenable». Après celui-là, cela va se gâter sans qu'il y ait de ma faute. Mes personnages ne tournent pas bien ; je suis obligé de les suivre là où me mène leur défaut ou leur vice aggravé».
À une époque, en effet, où il n'était pas de bon ton d'aborder ouvertement la question homosexuelle, où le «vice» odieux pratiqué par les «invertis» était considéré comme hautement répréhensible, non seulement d'un point de vue moral mais, dans certains cas, par la loi aussi – pensons un instant au malheur qui s'était abattu, par exemple, sur ce cher
Oscar Wilde quelques années auparavant (et n'oublions tout de même pas qu'en France il faudrait attendre 1982 pour que la toute dernière loi en la matière, définissant une majorité sexuelle différente entre les personnes homosexuelles et hétérosexuelles, soit finalement abrogée)-, le Narrateur, se livrant, dès la scène d'ouverture de «Sodome et Gomorrhe», à un exercice stylistique à hauts risques, lorsque, telle une Psyché ingénue découvrant un visage jusque-là impensable à Cupidon, ce dernier aurait l'occasion de suivre, au gémissement près, protégé derrière une cloison, les ébats sexuels entre le Baron de Charlus et Jupien,
Proust savait très bien qu'il avait tout intérêt à préparer en amont les esprits pour la suite qu'il comptait donner à "Guermantes", en l'occurrence celui de
Paul Souday, chroniqueur littéraire du «Temps» entretenant encore à cette époque un rapport ambivalent vis-à-vis de son oeuvre, et lequel d'ailleurs, tout en lui reconnaissant des qualités littéraires incontestables, lui reprochait à ce moment même un certain «esthétisme nerveux, un peu morbide, presque "féminin" (!). Voilà, se sera certainement écrié
Proust, en le lisant, et en pensant à sa propre réputation à venir, le mot qu'il n'eût surtout pas fallu y rajouter!!!
Avec un minimum de recul, il aurait été aisé à un lecteur attentif, me semble-t-il, de constater que l'ombre de l'auteur ne s'était jamais auparavant laissé glisser et superposer à ce point à celle du Narrateur comme dans cette première partie de Sodome et Gomorrhe, en tout cas pas d'une manière aussi périlleuse -envahissante-délicate (comme l'aurait écrit, dans cet ordre d'adjectivation décroissant qui était sa «marque de fabrique», cette sympathique Mme de Cambremer)!
Sinon, comment expliquer que notre candide et curieux «Psyché» susnommé ait pu enchaîner quasiment sans transition la sidération provoquée par la scène dont il se remémore toujours abasourdi bien des années plus tard, par une dissertation aussi détaillée-prolifique-étendue - dans laquelle, pour l'anecdote, se trouve la phrase la plus longue de «
La Recherche» : 931 mots -, dénonçant la condition moralement et existentiellement précaire des «invertis», le renoncement à leur nature profonde ou bien les ruses incroyables auxquels ils devaient s'astreindre en toutes circonstances pour cacher leur "vice" et se faire accepter en société, la pression morale et la violence omniprésentes subies au quotidien?
Car il s'agit bien, entre les lignes, d'un véritable plaidoyer contre l'intolérance et l'hypocrisie de la société française de l'époque envers cette «race des tantes» à laquelle, en revanche, dans les salons parisiens, lorsqu'elle concernait des gens «bien nés», on savait en partie fermer les yeux, comme c'était le cas vis-à-vis des frasques de Monsieur de Charlus, mais qu'on ne pouvait tout de même pas s'empêcher d'évoquer à mi-mots, sur le ton du reproche ou de la moquerie ; un plaidoyer qui cependant ne dit à aucun moment son nom, qui ne revendique rien au-delà de la réalité hideuse qu'il dépeint avec des traits d'une précision redoutable (mais qui sera hélas globalement mal-reçu et critiqué, y compris par une partie de la communauté homosexuelle de l'époque, à commencer par
Gide lui-même!). Comment imputer exclusivement à la voix seule du Narrateur un discours traduisant sans ambages une telle connaissance intime du sujet qui aurait pu difficilement être forgée sans une réelle expérience vécue de l'
intérieur? Certes, tout narrateur peut être omniscient, etc., etc., m'enfin...!!
Exercice de haute-voltige où
Proust démontrera, encore une fois, à quel point il maîtrise l'art de la nuance qui lui permet de glisser imperceptiblement du plus particulier, du purement idiosyncratique à l'universel, de conduire son lecteur, sans trop le heurter, bien au-delà des jugements hâtifs que ce dernier pourrait d'emblée être naturellement tenté de porter sur les choses ou sur les gens, ou de ces préjugés sociaux qu'il dissèque sans concessions, mais en veillant à garder toujours un fond d'indulgence face à la diversité et aux faiblesses humaines, celle-là même qu'inspire l'idéal du Narrateur incarné par sa grand-mère «originale et fantasque», à qui il voue une admiration et un amour sans bornes.
Préférant ici, comme il le fait souvent par rapport à d'autres domaines et sujets qu'il développe, donner l'air de coller aux représentations de son époque, pour mieux pouvoir s'en départir ensuite, en montrant, par contraste, leur ridicule ou leur cruauté, l'auteur opte finalement pour le mot d'«inverti», après avoir, tel qu'il explique dans une lettre à un de ses correspondants, écarté le trop mordant «tante» utilisé auparavant par
Balzac, et celui, de Krafft-Ebing, «homosexuel», à la neutralité germanique pas encore tout à fait intégrée dans le vocabulaire courant des Français.
Pour ce qui est du domaine de Gomorrhe, plus équivoque et mieux à l'abri des regards par rapport à une tendresse naturellement pratiquée et acceptée socialement entre les femmes, et surtout mieux toléré en principe, exalté même quelquefois, ou sublimé dans la littérature et la poésie du XIXe, ses adeptes étaient déjà représentées depuis le tout premier tome de «
La Recherche», entre autres par la fille du compositeur Vinteuil, Mlle Vinteuil, et notamment dans le passé trouble d'Odette de Crécy qui abonderait entre autres les fantasmes d'une
jalousie de plus en plus gourmande de la part de Swann, le même schéma se reproduisant à nouveau d'ailleurs, cette fois-ci entre le Narrateur et Albertine.
Mais, même si le Narrateur découvre, enfin, les exilés de «Sodome» (qu'il aura appris d'ailleurs, très, voire "trop" rapidement à reconnaître rien qu'à un certain type de regard qui leur serait propre, et qu'il voit désormais un peu partout !), même si la proximité de Charlus et de sa passion dévorante pour Morel lui permettent d'observer et d'analyser leurs jeux de séduction particuliers, et de même que si, d'un autre côté, lors de ce deuxième séjour prolongé sur la côté normande, la fréquentation progressive du salon parisien bourgeois -donc considéré de «seconde catégorie»- des Verdurin, transplanté temporairement à la Raspelière, à côté de Balbec, lui révèle qu'un certain mélange de genres atypique peut également se produire de temps en temps dans la société en général - au gré de situations extraordinaires ou des modes passagères-, il finit par conclure que tout bien considéré, d'un milieu à l'autre ou d'une «race» à l'autre, rien de fondamental ne change véritablement dans les attitudes des uns et des autres, ni en société, ni sur le plan, privé, des vicissitudes du coeur!
Force est d'admettre, écrit-il alors, philosophe, par le biais d'une de ces comparaisons que son style affectionne tant, que parfois on aura beau changer de pays, partir dans des contrées très éloignées et devoir se soumettre à un nouveau régime horaire, à un décalage important dans les heures de la journée, il n'en reste pas moins que celle-ci comptera toujours, partout, exactement le même nombre d'heures!!
Les tomes « Côté de Guermantes II » et «Sodome et Gomorrhe» sont par ailleurs souvent considérés comme témoignant de l'arrivée du Narrateur, non seulement dans l'âge adulte, mais aussi et surtout dans celui de la «perte de ses illusions», reprenant d'une certaine manière ici le schéma classique consacré par le grand roman d'apprentissage français du XIXe. C'est ainsi, par exemple, que l'épisode de
la mort de la grand-mère, au début de «Guermantes II», est fréquemment épinglé par ses commentateurs comme une sorte de «marqueur» de ce passage en train de se concrétiser.
Pourtant, une telle ligne de partage des eaux, si tant est qu'il y ait une, serait-elle aussi évidente?
Ne pourrait-on pas, d'autre part, pourquoi pas, à la place de ces «illusions» qui, fussent-elles véritablement «perdues» pour lui, l'auraient été, me semble-t-il, depuis fort longtemps déjà, mettre plutôt l'accent sur cette autre notion, celle d'«intermittences» que
Proust avait puisée chez
Maurice Maeterlinck, lorsque dans son essai sur «L'Immortalité» ce dernier écrivait: «On dirait que les fonctions de cet organe par quoi nous goûtons la vie et la rapportons à nous-mêmes, sont intermittentes, et que la présence de notre moi, excepté dans la douleur, n'est qu'une suite perpétuelle de départs et de retours».
Quelle magnifique intuition, soit dit au passage, de la part d'un plus grands auteurs francophones du courant symboliste européen, et qui pourrait d'ailleurs donner toujours matière à réfléchir à ceux qui s'intéressent de nos jours à cette branche de la Neuropsychologie, de plus en plus étudiée depuis quelques années et connue sous l'appellation de «théorie de l'esprit».
Et quelle sublime métaphore aura-t-elle inspirée à
Proust, développée ici plus particulièrement dans le sous-chapitre «Intermittences du Coeur -inséré dans partie II de « Sodome et Gomorrhe-, «intertitre» qui avait été même envisagé dans un premier temps, puis abandonné par l'auteur, comme titre général de son roman.
Dans ce passage, l'un des plus célèbres et émouvants de toute «
La Recherche », se souvenant d'un épisode, quand, revenu à Balbec, le premier soir, seul dans la même chambre d'hôtel -contiguë à celle que sa grand-mère avait occupée lors de leur premier séjour ensemble dans la station normande -, et suite à un geste en apparence anodin (à l'instar de cette autre madeleine autrefois trempée dans le thé) réveillant involontairement, un an après son décès, toute la douleur que l'anesthésie de sa conscience n'arriverait dorénavant plus à oblitérer, le Narrateur, s'abandonnant aux larmes qu'il avait retenues depuis, laissant enfin ses sens ravivés «lameller sa chair», éprouvera, dans un «après-coup», mais en même temps comme pour la première fois, le sentiment que sa grand-mère était définitivement perdue et, du même coup, celui de ramener à lui «le moi qui le vécut» et qui s'était perdu.
«Le moi que j'étais alors et qui avait disparu si longtemps était de nouveau près de moi (…) Je n'étais plus que cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sa grand-mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant des baisers, cet être que j'aurais tant de peine à me figurer, quand j'étais tel ou tel de ceux qui s'étaient succédé en moi depuis quelque temps, autant de difficulté que maintenant il m'eût fallu d'efforts, stériles d'ailleurs, pour ressentir les désirs et les joies de l'un de ceux que, pour un temps du moins, je n'étais plus.»
Dans un sens plus large, l'on pourrait également imaginer que ce sont ces mêmes "intermittences" , plutôt que de simples "illusions" passées, qui , par exemple, lui feront, au gré de ses cogitations et de l'émergence de souvenirs liés à
Saint-Loup ou à Bloch, accorder ou pas une valeur aux liens d'amitié ; ou qui le conduiront à fuir ou à céder à son attrait récurrent pour les salons parisiens et l'univers aristocratique des Guermantes, considéré tour à tour comme vide de sens et ridicule, ou bien comme source précieuse d'inspiration à son travail d'écrivain, rattachée étroitement aux «noms» de son enfance - ou encore, à l'inverse, dans son goût immoderé pour une solitude dans laquelle il entrevoit par moments l'unique possibilité d'un havre assuré à son hypersensibilité imaginative, mais qui à d'autres le plonge, soit dans une grande agitation nerveuse, soit dans une permanente procrastination- ; ou, enfin et surtout, qui le font voir, coup sur coup, consumer puis rallumer son amour et son désir de possession vis-à-vis d'Albertine…
L'on peut avoir alors le sentiment que le motif, souvent invoqué donc, de la «perte d'illusions» le serait, sinon à tort, en tout cas insuffisant à rendre toute les subtilités mises en jeu dans la psychologie de son Narrateur, dont du reste une certaine part d'attente et d'innocence sembleraient malgré tout persister contre vents et marées, refusant à céder complètement la place à une attitude unilatérale, cynique – désabusée - désenchantée (Mme de Cambremer, sortez de ce billet !!). Un personnage, en outre, qui à travers ses réminiscences, essaie par tous les moyens à mettre son moi profond à l'abri de l'usure, de la déception et de l'amertume liées au passage du temps. Tout le contraire, on dirait, d'un désenchantement pur et simple!
Afin de combattre cette «perte d'illusions» qui, n'est-ce pas, passé un certain âge, nous guette tous, on pourrait enfin lancer l'hypothèse d'un autre mécanisme psychologique agissant chez lui, quasiment à l'opposé du premier, et qu'on nomme «délusion» en Psychologie. Sa manifestation la plus courante et facile à cerner, reste sans aucun doute celle de l'enfant qui, par exemple, pris en flagrant délit devant les restes mortels du vase en porcelaine de Chine qu'il vient de faire voler en éclats en essayant de grimper sur les étagères -et surtout devant le masque de colère de l'adulte alerté par le vacarme, déboulant dans salon-, répète impassible, contre toute évidence et en boucle : «C'est pas moi qui l'a cassé !!!» (sic).
Parfois synonyme de «délire» dans des manuels de Psychopathologie ou de Psychiatrie, la «délusion» correspond dans son sens premier à tout mouvement psychique assertif qui, face à une perception du réel vécue comme erronée ou en contradiction avec une autre représentation mentale à laquelle la conscience s'accroche malgre tout, finira par donner à cette dernière le sentiment d'une plus grande fiabilité et factualité à ses propres fonctions d'imagination qu'à la réalité elle-même : «Ceci n'est pas une pipe.»
«(…) mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité pour une bonne part était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet -et ç'avait été dès la jeunesse mon cas- pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d'autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qui leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en oeuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde à s'évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier.»
Et, après avoir évoqué, dans ce même paragraphe, les «intermittences» du désir pour ceux qui, comme Swann et lui-même, seraient au fond «des amateurs de fantômes», et revenant sur ses réminiscences successives depuis Balbec, à lui de conclure :
«De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelquefois pour une seule entrevue et afin de toucher à une vie irréelle laquelle aussitôt s'enfuyait, ces chemins de Balbec en étaient pleins. En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me semblait recevoir d'eux le conseil de me mettre enfin au travail pendant que n'avait pas encore sonné l'heure du repos éternel.»
De sorte qu'il n'y aurait d'autre issue à de telles natures, à des âmes comme la sienne, que de se vouer corps et âme au récit imaginaire de soi, tissé à partir de réminiscences, elles-mêmes liées à des perceptions d'événements qui au moment même où ils se déroulaient, s'affadissaient, notre conscience et nos sens étant, hélas, la plupart du temps accaparés dans le présent par un trop-plein de réalité. Seul moyen donc de faire face au temps autrement qu'en pure perte, «avant que ne sonne l'heure du repos éternel» - et, pour elles, dans la communauté des hommes, pas d'autre perspective en dehors de l'exercice de l'art, afin de leur permettre d'apprivoiser en elles-mêmes la beauté du monde, qui, devenue immatérielle, et comme dans les tableaux d'Elstir, «exilée de la nature pour habiter le regard de l'artiste», pourrait dès lors être partagée et échapper à l'oubli.
…
Arrivé à ce stade, moi non plus, je n'ai guère d'autre perspective pour l'instant : je reste «exilé» dans cette lecture que je poursuivrai désormais sans retour possible, jusqu'à son terme, jusqu'à à son dernier point final, tout au moins jusqu'à sa toute dernière suspension...
À suivre, donc, tant que cela durera!