Si la marque célinienne est patente sur l'oeuvre d'un San Antonio ou d'un Alphonse Boudard par exemple, il est par contre beaucoup plus malaisé de reconnaître la dette de l'auteur du Voyage par rapport à ses devanciers.
Une étude d'influences, menée systématiquement, conduirait sans nul doute à reconnaître dans le «populisme» célinien le produit spécifique de diverses formules préexistantes. La langue de Bardamu procède partiellement des tentatives naturalistes qui enrichissent leur représentation romanesque d'une dénonciation sociale émanant du lyrisme spécifique à la langue populaire. Mais Céline, contrairement à Zola notamment, ne dépeint pas la classe ouvrière. S'il exprime une misère, à la fois sociale et morale, il le fait davantage à la manière des écrivains marginaux dont la thématique romanesque s'inscrit, quant à elle, dans la ligne de l'intérêt romantique pour le pittoresque des «classes dangereuses». Avec une différence capitale néanmoins, qui conduit à rejeter pareillement l'idée d'une détermination historique : Céline évince totalement le pittoresque pour ne retenir que la marginalité.
Au lieu de représenter comme ses prédécesseurs un spécimen souvent sommaire de parlure argotique ou populaire, l'auteur du Voyage crée fondamentalement un langage dont la spécificité n'apparaît strictement individuelle que pour mieux restituer la psychologie expressive d'un sujet, socialement et moralement déclassé.
Le narrateur de Céline ne s'identifie pas pour autant à l'image fictive d'un quelconque argotier. Il n'est pas facilement réductible au statut que la représentation romanesque devrait lui imposer pour la raison que l'écriture transgresse délibérément les règles du genre, outrepassant sa fonction mimétique à des fins que l'on peut d'emblée qualifier de «poétiques». En choisissant de transposer «l'émotion de la langue parlée à l'écrit» et, plus particulièrement, celle de l'argot populaire l'écrivain du Voyage suscite en effet à partir des mots, et au-delà d'eux, tout un univers langagier qui prend, sous sa plume, la consistance d'un univers à la fois représentatif et imaginaire.
Fin ou commencement? Langage révolutionnaire à l'état brut, signifiant l'urgence d'une refonte radicale de la vie telle qu'elle est subie dans cet univers de la nuit? Ou bien désespoir ultime, dénudé de tout argument comme de tout vouloir, prêt à se laisser enliser dans une négativité fatale? Tel est le prolongement pathétique et ambigu que Céline confère au langage du refus et du rejet. C'est dans cette marge de limon et de fange qu'il inscrit son entreprise sa question — littéraire. Aussi peut-on affirmer que, avec une profondeur poétique jamais égalée, l'auteur du Voyage au bout de la nuit puise dans l'argot populaire le ton fondamental de sa voix narrative.