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Critique de Liseronne


Et si... Deux petits mots qui ouvrent sur une infinité d'autres possibles... Cela rappelle un diptyque un peu oublié et pourtant remarquable à tous points de vue d'Alain Resnais : "Smoking/No smoking" dans lequel la vie de l'héroïne changeait selon la décision qu'elle prenait au début de chaque film.
Pierre Raufast a lui aussi fait le choix de l'uchronie dans son nouveau roman inspiré de ces livres dont vous êtes le héros populaires à la fin du XXe siècle. Dans un récit à choix multiples il invite le lecteur à se mouvoir à son gré dans un dédale vertigineux de destins possibles pour son héros, Lorenzo. Idée déjà effleurée dans un de ses précédents livres "La Variante chilienne" (jeu encore très présent dans ce nouvel opus) : « Si Margaux avait choisi le bâton de rouge à lèvres, sa mère serait en vie. Si sa mère n'avait pas préparé de la tarte au citron, Margaux n'aurait pas amené Poupouce à table pour lui faire goûter. Si Poupouce n'avait pas été là, son père aurait trouvé un autre exutoire à sa colère. Et si tout ça, sa mère serait en vie.Les si sont des carrefours invisibles dont l'importance se manifeste trop tard. »
Sauf que...
Si ce roman s'ouvre sur l'affirmation de la liberté, il s'avère bien vite que c'est une illusion. La leçon du livre penche plutôt vers le constat pessimiste que tout est écrit et que quoi qu'on fasse on retombe dans le même cercle vicieux d'un destin inéluctable. Comme au monopoly, la case prison par exemple est assez inévitable. En réalité on ne choisit rien. Et l'auteur nous fait bien sentir, comme Diderot dans "Jacques le fataliste", que c'est lui qui mène le jeu. Cela m'a frappé dès le début où à la fin du chapitre 4 je décidai par défi de me reporter au chapitre 54 : là on vous informe que votre choix ne donne lieu à aucun développement narratif intéressant et on vous invite gentiment mais fermement à revoir votre choix. Ce que vous faites car après tout vous avez aussi fait celui d'acheter ce livre pour le lire ! Mais au fond j'aurais pu m'en tenir là, affirmer mon libre arbitre et refuser de me plier à l'injonction péremptoire de l'auteur. Ce premier signe ne fait que se confirmer tout au long du livre. Chaque choix vous ramène à celui que vous n'avez pas élu. Une ruse astucieuse bien sûr pour que vous lisiez l'entièreté du livre mais qui assoit l'auteur sur son trône de dieu manipulateur et vigilant. On ne lui échappe pas et si on le fait on se fait rappeler à l'ordre. Il s'agit donc d'une illustration aux dépens du lecteur de l'illusion de la liberté. Nous ne choisissons jamais, nous ne faisons qu'appliquer des programmes créés par des algorithmes religieux, génétiques, neurologiques, sociaux ou autres... Nous sommes manipulés par des instances supérieurs et invisibles toute-puissantes.
Ce refus de liberté va ici jusqu'au point d'empêcher le lecteur de penser par lui-même. Dès qu'on pense à une référence, un rapprochement, le livre nous la présente. Les "Contes des 1001 Nuits" me viennent à l'esprit et hop ! Shéhérazade apparaît quelques pages plus loin, "L'Homme-dé" et le titre est cité, la figure du labyrinthe et l'un des chapitres clandestins nous en explique le fonctionnement, l'effet papillon et l'aile du papillon volète jusqu'à nous etc. Pense-t-on à Borges et au fameux paradoxe : suis-je A rêvant de B ou ne serait-ce pas plutôt B qui serait en train de rêver de moi ?... et la possibilité nous en est offerte un peu plus loin. Je regrette que l'auteur nous en dise parfois trop et cette dimension didactique étouffe la réflexion. Or si un livre ne fait pas réfléchir, à quoi sert-il ? J'entends parfois des lecteurs dire qu'ils aiment apprendre des choses mais autant ouvrir une encyclopédie ou un dictionnaire dans ce cas. Quand un roman en dit trop, il perd de son pouvoir de mystère et de suggestion. Il enferme au lieu d'ouvrir. Et nous revoici sans doute dans l'idée du labyrinthe-prison à la manière de "Matrix", autre référence citée... La question est : est-ce ce que l'on attend d'un livre ? Ici l'auteur étale trop son savoir, ou il tient trop à nous dévoiler ses trucs.
Autre écueil, c'est l'impression que ce livre, truffé de redites et d'emprunts, au fond ne fait que recracher des idées déjà vues et revues. J'ai vu dans la bourde administrative du chapitre 11 une allusion à une scène de "Brazil" où une faute de frappe conduit à une erreur d'identité funeste. le rendez-vous de Samarkand, page 93, est une vieille légende immémoriale maintes fois reprise. Sans parler des allusions faites par l'auteur à ses propres livres... qui sentent parfois le recyclage pur et simple...
Et qu'en est-il du fond ? Des histoires racontées ? Ce point me semble une autre faiblesse. Comme si au fond la forme avait davantage intéressé l'auteur ?
Eh bien, par la multiplicité des récits possibles, comme le faisait Queneau dans un autre genre avec ses "Cent mille milliards de poèmes", ce roman est un bel hommage aux pouvoirs de la fiction, qui rend possible ce que la réalité n'autorise pas : réécrire sa vie, revenir en arrière, faire un autre choix. Et c'est une multitude de possibilités narratives que nous prenons un certain plaisir à parcourir. La fiction joue à plein son rôle de « réalité augmentée ». le chapitre 54 qui ramène au fond à la vie banale que nous avons peu ou prou, le dit bien : il n'y a rien à dire de la plupart des existences que nous vivons. D'où le rôle de l'art, du romanesque, de l'imaginaire... qui nous ouvre les portes d'autres vies, d'autres expériences.
Néanmoins, si la forme, empruntant à des contraintes qui évoquent les jeux oulipiens, est savamment maîtrisée et force l'admiration du lecteur qui se prend au jeu, le contenu m'a moins convaincue. Les différents destins de Lorenzo ne sont pas vraiment passionnants, quoique j'avoue un faible pour l'intrigue Marie (avec son messager Gabriel, une jolie trouvaille). J'ai trouvé l'épisode mexicain carrément ennuyeux. On a affaire à un récit de formation assez conventionnel. Toutes les intrigues dévident l'idée de prédestination et de choix, le thème de la manipulation. On est loin de l'inventivité d'un Diderot dans "Jacques le Fataliste", d'un Italo Calvino dans "Si par une nuit d'hiver un voyageur"...
Peut-être que toutes ces existences potentielles amènent à s'interroger : devant l'éventail de choix possibles, au fond quelle vie Lorenzo aurait-il lui-même choisie ? Qui sait ! Cela m'a rappelé l'histoire d'Achille, sommé de choisir entre une vie brève et glorieuse ou un existence longue mais obscure. Il opte pour la première bien sûr et devient le héros de l'épopée homérique qu'on connaît mais lorsque Dante le rencontre en enfer, il lui avoue qu'il regrette de ne pas avoir choisi l'autre voie... Comme quoi on regrette toujours ce qu'on n'a pas. L'ironie tragique du récit c'est d'entendre Lorenzo regretter parfois une destinée dont nous, lecteur, connaissons la réalisation malheureuse. Comme Dieu finalement ! L'insatisfaction n'est-elle pas la caractéristique dominante de la nature humaine ?
Pour résumer, un moment plaisant de lecture, pas très neuf, astucieux et assez réussi dans la forme, mais moins dans le contenu.
Et si... on relisait les "Contes des 1001 nuits", "Jacques le Fataliste", Borges, l'époustouflant Italo Calvino, "L'Homme-dé", "Les Fleurs bleues" de Queneau., "Les Armes secrètes" ou "Marelle", roman interactif de Cortazar, auteur mexicain auquel les aventures de Lorenzo au Mexique rendent peut-être un hommage implicite.
Et si... on se livrait au même jeu à notre tour ?
Je me suis moi-même amusée, auteure amatrice aléatoirement publiée à mes heures perdues, à imaginer les « Vies parallèles » d'un même personnage avec une série de contraintes, dont celle de choisir des genres différents selon les versions. Un jeu vertigineux, addictif... et sans fin ! J'en suis à ma 15e vie et à 1000 pages !... Que les éditeurs se rassurent, c'est un plaisir solitaire !
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