« La veille de son départ, il avait rebaptisé la maison. Il y réfléchissait depuis plusieurs jours. « Whyvis hall » ne le satisfaisait pas. « Le manoir du Myopatamus » qui lui était venu à l'esprit, était une plaisanterie. Il s'était lancé dans les anagrammes ; il avait jonglé avec les lettres, en gardant en mémoire leur projet de vacances. Trappelune. « C'est une ville Espagnole, avait répondu Mary.
-Non pas une ville avait dit Refus, paresseusement. On dirait une communauté. Oneida, Walden, Trappelune.
-Ca n'a rien à voir avec Oneida ou Walden. Je sais ce que c'est ; c'est un mot à l'envers, comme Brewhon. » ( No where….)
Bravo à la traductrice qui a du jongler avec ces « nonsense » faisant émerger ce mot magique de « Trappelune » évoquant miraculeusement par l'inversion de « nulle part », l'évocation d'un monde secret, lunaire, dans lequel on émergerait pas une sorte de trappe, comme celui du pays d'Alice au pays des merveilles, tombant dans un terrier de lapin, pour se retrouver dans un monde à la fois enchanté et cauchemardesque.
C'est là précisément celui de l'atmosphère de ce livre, ayant remporté le "Gold Dagger Award" 1987, et dont on aurait bien tort de le ramener à un roman policier.
Ou alors il faudrait considérer que « Rebecca », le superbe roman de Daphné du Maurier, se passant lui, non pas dans le Sufolk, mais en Cornouailles, est lui aussi un « polar ».
Ces deux romans écrits dans la veine gothique, en lien avec la tradition anglaise, s'appuient sur la magie des lieux, pour en faire des îles, à la fois exquises et redoutables, où l'on risque de se perdre.
Si ces lieux habités par le passé, lourds de secrets oppressants, dévoilent des splendeurs, leur emprise sur les nouveaux habitants ne les laisse pas indemnes. Ces manoirs, au centre de l'intrigue, semble peser sur l'action, et conditionner les scénarios. Qui peut se prétendre propriétaire des lieux, dans ces histoires, où l'on s'attend à voir des fantômes surgir derrière les vieilles tapisseries ?
le récit s'articule sur un va et vient permanent entre deux époques, distante de dix ans. Celle de l'été 76, si caniculaire, de mémoire d'homme, où une bande de jeunes s'appropria les lieux magiques d'un vieux manoir et de son parc, qu'ils nommèrent « Trappelune ». Et l'autre, située dix ans plus tard, dans la seconde moitié des années 80.
C'est dans un vieux cimetière perdu au milieu de la forêt, où jadis on enterrait les chiens et les chats domestiques, avec leurs épitaphes, disparus sous la mousse, que le nouveau propriétaire des lieux voulant enterrer son vieux chien, remonte tout à coup des vestiges humains.
Ruth Rendell, contrairement à
Patricia Highsmith autre grand maître du roman psychologique et du suspense, ne fait pas l'impasse sur les conséquences névrotiques d'un meurtre. Aucun des protagonistes de Trappelune ne ressemble à Ripley, ce psychopathe qu'Highsmith baladera d'un roman à l'autre. Ripley, l'élégant dandy, jardinier à ses heures, n'a jamais aucun état d'âme après ses crimes, mais tire plutôt une sorte de jouissance supplémentaire de son impunité, et de sa faculté à tromper son monde. C'est une sorte de « Fantomas » moderne et Américain.
Retour sans cesse à cet été incendiaire, celui de la canicule, ce ciel bleu semblant éternel, à la chaleur permettant les baignades dans l'étang, mais dont les effets exaspèrent les tensions.
Il y a là Adam, qui à 20 ans, se retrouve l'héritier inattendu des lieux. C'est un jeune homme hautain et compassé, mais à l'équilibre précaire, jouant tout à coup au gentleman-farmer. Et puis Rufus, l'étudiant en médecine, garçon plus pragmatique, voir cynique, dont Adam est secrètement amoureux. Tous deux appartiennent à cette société anglaise des « biens nés » !
Mais au-delà du coté bling-bing de la possession des lieux, il n'ont aucun argent, à peine de quoi faire le plein d'essence du vieux van . Comment acheter de quoi manger et de quoi boire, allongés sur la terrasse, en se prenant pour des demi dieux ? Il vont chercher à créer cet été là une communauté éphémère. Non pour des motifs philosophiques, mais simplement pour des raisons économiques, et sans doute par besoin inavoué de s'entourer d'une cour.
Vont ainsi venir se greffer Zozie, adolescente fugueuse, prise en stop, totalement névrosée, se donnant l'un à l'autre, habitée par des secrets qui vont se développer en troubles des conduites et des comportements. Shiva, d'origine Pakistanaise et son amie Vivien, végan new age, rêvant d'un voyage aux indes, pour aller dans un ashram.
Vivien, qui passe son temps à lire les maîtres spirituels indiens, a décidé de vivre sa vie en conformité avec son éthique. le mensonge et la bassesse n'ont dans son univers pas leur place. C'est elle qui donne une dimension aimable au lieu, sorte de mère poule faisant le ménage, préparant les repas, et tachant de consoler la pauvre Zozie, en mal de protection. Cette demeure est apparue à Zozie, comme un miracle, un refuge. Elle s'imagine vivre ici jusqu'à sa vieillesse, entourée d'enfants en nombre, comme une princesse de conte de fées.
Les trois jeunes hommes, ont quitté Trappelune au plus vite après le crime, après cet été torride, quand le temps a brusquement changé, n'ont traversé depuis que des courtes période d'oubli des événements. Leur dernier repas en commun à été celui des pommes gâtées du verger, pleines de vers, tranformées en compote.
le jardin d'Eden a perdu toute sa beauté estivale, et n'est plus qu'une terre brûlée par le soleil et la malédiction.Tout semble métaphore dans ce récit qui prend parfois des hauteurs mythologiques. Ils ont rejoint Londres, la ville, les parents. Ceux d'Adam, pensait leur rejeton partit pour la Grèce. Il va s'installer dans le silence et l'incomphénsion.
Même si l'événement est passé inaperçu aux yeux de la société, leur équilibre a tous a été durablement ébranlé, ainsi que leur réussite sociale, et leur capacité à garder des liens authentiques avec leurs proches.
En 86, quand l'histoire rebondit par l'exhumation de deux squelettes, c'est la panique. Mais déjà les protagonistes étaient minés par ce secret trop lourd. Rufus, qui est devenu un gynécologue réputé, fait sans doute illusion, mais a traversé lui aussi une grave crise existentielle. Son énergie lui a s'en doute permis de s'en sortir bien mieux qu'Adam, en proie des phobies, et vieilli prématurément. Quand à Shiva, il n'a pas été capable de reprendre son cycle d'études universitaire en pharmacie. Il est devenu un simple commis de pharmacie, vivant avec sa nouvelle amie, dans un quartier périphérique de Londres, en proie aux violences ethniques qui alors émergent..
La crise économique des années 80 vont déchaîner des émeutes urbaines, parcourant les zones sensibles, et aboutir à des déchaînements de violence, parfois contre les immigrés. La transformation de la société anglaise, en proie aux conséquences du libéralisme de
Thatcher est en lien .
Autre cause et conséquence, Il faudra du temps dans le récit pour saisir la grande implication de Shiva dans la genèse du crime. Ce jeune homme intelligent porte en lui une sorte de fatalité liée à son statut de fils d'immigré, et ne peut se départir du besoin d'être reconnu à sa valeur dans une société anglaise, dont le racisme reste récurent.
Shiva est le dieu de la destruction et de la violence, mais aussi de l'ignorance. Shiva, dans le panthéon indien, transforme, et conduit la manifestation à travers le « courant des formes ». C'est exactement ce qui se produira.
Ruth Rendell n'a pas choisi ces prénoms par hasard.
Adam, l'héritier du domaine magique, semblable au paradis terrestre, va en être chassé par la fatalité de l'histoire en marche.
La jeune et jolie Zozie porte, elle, un prénom improbable, dont le son ressemble à une borborygme d'enfant. Cette voleuse et menteuse pathologique, porte un prénom qu'elle s'est inventée, comme tout ce qu'elle raconte aux autres. Ceux ci ne peuvent démêler chez elle le vrai du faux, voyant finalement que ses actes et ses comportements compulsifs, expriment bien mieux que ses paroles, ce qu'elle est.
Quand à Vivien, un prénom venant du latin « vivianus », qui signifie « pleine de vie » on devine rapidement que ses principes vont se trouver en opposition aux comportements jouissifs, et transgressifs ou fous des autres membres.
Dix ans plus tard, voilà donc que la passé les a rattrapés. Il n'y a guère de jour où ils ne pensent pas tous à cette affaire, même s'ils ont juré de ne plus se revoir. le retour de boomerang, en première page des journaux, va les mettre dans la sidération, et l'apragmatisme, liée à la peur de voir la police faire émerger la vérité . Ils se demandent comment les autres réagissent à cette nouvelle exhumation de cadavres.
J' avais lu ce livre à sa sortie, à la fin des années 80., et il m'avait fasciné. Je l'ai retrouvé, dans une bouquinerie, et l'ai relu avec un égal bonheur, car j'avais oublié l'essentiel de l'histoire au profit de son cadre étonnant, que
Ruth Rendell rend si prégnant, par sa qualité de sa documentation, transformant le château, en musée des antiquités. .
A ceci près qu'il m'a semblé maintenant encore davantage « hors du temps »…50 ans après sa parution, un nouveau espace temps s'est additionné aux deux premiers. Celui qui est venu au seuil du millénaire. Les téléphones cellulaires et les cameras omniprésentes rendraient beaucoup moins possible le scénario de ce livre, qui repose sur la notion de secret, de monde à part, d'une sorte de repli du temps.
Sans cet isolement, dit un des protagonistes, à la fin du livre, tout cela ne serait pas arrivé. « Si cet été n'avait pas été celui de la canicule, et qu'ils étaient partis en Grèce, au lieu de la la trouver sur place »... « Si Zozie n'avait pas été prise en stop par Rufus » ….
« Et si Adam n'avait pas cueilli la pomme dans l'arbre ? »