Ce tome fait suite à Moonshine Volume 3: Rue le Jour (épisodes 13 à 17) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour pouvoir suivre l'intrigue. Celui-ci regroupe les épisodes 18 à 22, initialement parus en 2020, écrits par
Brian Azzarello, dessinés, encrés et mis en couleurs par
Eduardo Risso, avec l'aide de
Christian Rossi pour les couleurs.
De nuit à Cleveland, à côté d'un pont à haubans, Joe Masseria (le Boss) contemple un homme à terre qui vient de se faire tabasser par ses deux hommes de main. L'un d'eux attire son attention sur le fait que l'individu n'était qu'un messager. Boss répond qu'il va devenir un message et il plante une petite hache dans le ventre de l'homme à terre, le tuant sur le coup. Il charge Piddu, l'autre homme de main de s'occuper du cadavre, pus il monte dans sa voiture pour se rendre dans son club. Dans la voiture, il explique son point de vue à Charlie : les familles ont besoin d'obéir à un capo des capos, et il doit faire en sorte que les autres familles soient convaincues qu'il est prêt à une guerre des familles. Une fois arrivés, Boss et Charlie s'installent à leur table réservée, et il leur est servi un verre de whisky, Charlie notant son goût extraordinaire. Boss précise qu'il s'agit de la cuvée Holt. L'autre fait observer qu'un jour la prohibition prendra fin. le présentateur sur l'estrade indique l'entrée en scène d'une nouvelle chanteuse, une qu'il a personnellement sortie de la rue. Tempest entre sur scène, avec un fume-cigarette à la main, et elle entonne une chanson évoquant les hommes qui se brûlent les ailes à sa beauté. Joe Masseria est immédiatement sous le charme.
Dans un bidonville en bordure de Cleveland, Lou Pirlo se réveille en hurlant comme tous les matins. Il a dormi dans l'une des cabanes de fortune en bois, hébergé par une famille pauvre où une demi-douzaine de personnes s'entassent d'une pièce unique. Il passe une chemise, une veste et une paire de chaussures et sort à l'extérieur. Comme d'habitude, il est incapable de se souvenir de ce qu'il a fait pendant la nuit. Un sifflement assourdissant retentit, ce qui le distrait du sang sur ses mains, de son mal de crâne, de son envie de vomir, avec le risque d'y découvrir une alliance, ou la peau d'un visage. Des policiers sont présents sur le site : ils interrogent deux garçons pour savoir ce qu'ils ont remarqué quand ils ont découvert le cadavre qu'un jeune policier est en train de regarder en pleurant tellement le corps est abimé.
Eliot Ness arrive sur les lieux et demande aux policiers de s'écarter pour qu'il puisse procéder lui-même à l'examen du cadavre. Un autre inspecteur en civil lui demande ce qu'il en pense : c'est l'oeuvre d'un véritable boucher, et peut-être même que le coupable est en train de les observer en ce moment même. Dans un quartier populaire de Cleveland, un homme de main de Masseria vient chercher Tempest dans a pension où elle loge. le soir venu, Lou Pirlo ingurgite tout l'alcool qu'il peut trouver, pendant que Tempest regarde Masseria déguster un homard.
Brian Azzarello continue de développer son récit comme bon lui chante, parfois au petit bonheur la chance aux yeux du lecteur. Après un séjour à la Nouvelle Orléans, Tempest Holt et Lou Pirlo se retrouvent à Cleveland, séparés, chacun évoluant dans un quartier différent. Plus ça va, plus Pirlo a conscience de sa véritable nature et plus il l'a en horreur. En cela, le scénariste a marié le polar noir avec une créature surnaturelle du genre horreur pour une métaphore sur la bestialité qui sommeille en chaque individu, pour également la perte de contrôle qui accompagne l'addiction, par exemple l'alcoolisme aigu. Cela fait de Lou Pirlo un individu qui s'exècre, affligé d'un irrépressible dégout de lui-même. L'artiste montre un homme qui se laisse aller : il a arrêté de se raser, il porte des vêtements souillés, avec des accrocs, avec un regard fuyant. Dans le même temps la pulsion animale qui l'habite le rend incapable d'abdiquer totalement son envie de vivre. Les circonstances le poussent dans ses retranchements, aussi bien cette propension impossible à maîtriser qui le pousse à tuer, aussi bien cette impossibilité de se résoudre à mourir, ce qui se lit aussi bien dans les expressions de son visage que dans ses postures, Risso rendant visuellement apparent ces états d'esprit par le langage corporel du personnage.
Comme dans les tomes précédents, l'artiste dose le degré d'information dans chaque case avec une élégance extraordinaire, contrastant les cases sans arrière-plan avec celles montrant un décor dans le détail, et jouant avec les aplats de noir aux formes esthétiques. Il oppose le vide de certains fonds de case à des masses noires dans des cases adjacentes pour un contraste joli et révélateur de la force d'une émotion ou du décalage entre l'état d'esprit de deux personnages. Lorsqu'il représente les décors, il le fait avec une élégance certaine : l'ombre chinoise imposante du pont à haubans, les enseignes au néon comme suspendues dans le noir, les cabanes en bois de guingois, l'animation du quartier populaire, les produits de beauté dans la loge, les masses informes mangées par la rouille et la pourriture dans la décharge, la propreté irréprochable de la chambre d'hôtel de Masseria, les ténèbres angoissantes de l'atelier du boucher, la pièce trop étroite du commissariat, etc. Chaque lieu reflète le niveau social de ses occupants, et influe sur l'état d'esprit de Lou Pirlo, ou de Tempest Holt. Risso apporte le même soin pour représenter les costumes, que ce soit les vêtements bon marché ou de seconde main de Pirlo, ou les robes élégantes et près du corps de Tempest, au fur et à mesure que celle-ci améliore son sort.
En effet, cette histoire n'est pas uniquement celle de Lou Pirlo, mais aussi celle de Tempest. le lecteur ne s'attend pas vraiment à la découvrir dans le rôle de jolie poupée, chantant dans un tripot enfumé et faisant du charme au chef de la famille locale pour gagner ses faveurs et devenir sa régulière. L'artiste la représente toujours comme une femme fatale absolument magnifique, belle à se faire damner un saint. Sa bestialité n'apparaît qu'à deux ou trois reprises, bien cachée de la personne présente dans la pièce. Son comportement est des plus troublants : alors qu'elle dominait Lou Pirlo dans les premiers tomes, elle semble ici totalement se soumettre à l'emprise de Joe Masseria qu'elle pourrait pourtant déchiqueter de deux coups de griffes sans même y penser. le scénariste sème le trouble dans l'esprit du lecteur qui se demande bien à quel jeu elle joue. Il voit bien qu'elle effectue le chemin inverse de Lou Pirlo. Là où il estime avoir perdu toute maîtrise de lui-même et n'être plus qu'une bête ravalée à l'état sauvage, incapable de dominer ses pulsions, elle utilise sa résistance pour devenir la femme du Boss. Elle continue d'utiliser ses charmes pour arriver à ses fins, y compris au lit, sans aucune arrière-pensée. Cela donne lieu à une scène d'une rare intensité à la fin de l'épisode 19, à l'occasion d'un rapport dans la position de la levrette, le dessin exprimant l'animalité de Tempest avec une force sans entrave, pour une démonstration imposante de contrôle de soi, avec un objectif de gratification différé.
Le lecteur en vient alors à prendre du recul pour reconsidérer la nature de l'intrigue. Il constate que les auteurs s'amusent à promener leurs personnages dans des lieux différents pour visiter des figures devenues quasiment mythologiques du crime organisé dans les années 1930, avec même la participation d'
Eliot Ness (1903-1957) pas très à son avantage. Ils reviennent à 2 reprises à l'enfance de Lou Pirlo, en début d'épisodes 19 & 20, comme ils l'avaient fait dans les tomes précédents. À nouveau le lecteur assiste à son intégration progressive dans le milieu du crime organisé. Il met ces passages en regard de ce qu'il est devenu : il s'agit du début de la perte de son innocence, du début de son cheminement dans un style de vie où les autres ne sont que des instruments sans âme pour améliorer son niveau de vie. Il perd progressivement le sens moral, ainsi que toute capacité d'empathie, en choisissant la voie de la facilité, ou en tout cas celle de moindre résistance. Dans le même temps, Tempest, un monstre, semble s'appliquer à maîtriser ses pulsions en acceptant les individus autour d'elle, comme ils sont. Mais le scénariste ne se livre pas à un simple jeu de miroir ou de vases communicants, l'une gagnant ce que perd l'autre. Certes, Lou Pirlo n'a plus pour seul but que d'essayer de s'autodétruire pour éviter ses déchaînements de violence, mais Tempest ne semble pas motivée par des valeurs morales allant en s'élevant. le lecteur éprouve des difficultés à donner du sens aux visions de Pirlo qui semble hanté par des défunts, ou à l'attitude de Tempest quand elle se retrouve face à Hiram Holt. Il ne peut que s'en remettre aux bons soins des auteurs et espérer que les prochains chapitres viendront éclairer ces éléments narratifs.
Indéniablement,
Eduardo Risso &
Brian Azzarello maîtrisent comme peu d'autres les conventions narratives du genre dans lequel ils officient, et les réticences du lecteur fondent vite devant le plaisir esthétique des pages, et la réappropriation de clichés de polar revitalisés par une verve experte. Il se régale des machinations des uns et des autres, des coups fourrés et des explosions de violence souvent sadique. de temps à autre, il reprend ses esprits en se demandant si certains éléments font sens, puis il se retrouve emporté par l'ambiance et la tension, sans plus y prêter d'attention, tout en se promettant de s'offusquer si les auteurs n'éclaircissent pas ces points dans le tome suivant.