En architecte, Mathias Rollot se penche sur les conditions d’une pratique écologique à l’endroit de la ville moderne et s’appuie pour cela sur la piste du « biorégionalisme ».
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i un grand nombre d'activités impliquaient autrefois un grand nombre de postures, de mouvements, de technicités corporelles différentes (jouer du violon, battre les oeufs en neige, écrire une lettre, etc.), il semble que l'ensemble des activités et savoir-faire de la vie liquide se résume en un savoir appuyer sur le bon bouton, au bon moment (...). Qu'il s'agisse de lecture comme d'écriture, des moments de détente comme des moments travaillés, du fait de vouloir écouter de la musique, regarder un film ou jouer à un jeu, c'est du pareil au même : tout semble aujourd'hui passer par l'action extrêmement pauvre du "clic", le tapotis minimal des doigts sur le clavier, la posture assise dans l'espace climatisé, et l'orientation du regard vers l'écran. Mais quelle éthique, quel ethos, quelle manière d'être peut encore éclore pour celui qui n'a plus, littéralement, qu'une palette réduite et appauvrie de manières corporelles et symboliques d'interagir avec le monde ? Longtemps, à la manipulation d'outils, d'appareils et d'obkets en tout genre répondait une multiplicité de postures et de savoir-faire que n'apporte plus la technologie numérique. Pourquoi, dès lors, souhaiter encore bénéficier d'espaces différenciés ?
En avion, confortablement installés dans nos fauteuils, parfois les yeux rivés sur l'écran qui nous fait face, nous sommes absous de la nécessité de percevoir les paysages que nous parcourons, de sentir la vitesse qui nous porte, et de faire un quelconque effort - autre que financier - pour aider le véhicule à se déplacer. Pour des raisons certes compréhensibles de sécurité, nous sommes sommés d'une seule chose : attendre dans le calme, suivre les consignes et les signaux lumineux, les codes et les normes. Voilà, d'une certaine manière, une image parlante pour saisir la façon dont une grande partie de la "transition écologique" se déroule pour l'heure : sans nous. Toujours plus emprisonnés dans notre camisole normative, consommatoire et spectaculaire, nous sommes les simples passagers d'un mécanisme gigantesque auquel nous ne comprenons pas grand-chose et qui ne nous demande rien non plus en retour - du moins rien d'autre que de continuer à payer pour que se poursuive le trajet fou de la modernité.
Je ne peux m’empêcher de rappeler que le silence (...) était autrefois une partie incontournable des«communaux»,c’est-à-dire des espaces matériels et symboliques communs. Aujourd’hui, cet artefact partagé « nous est ravi par des machines qui singent les humains. (...) Pour la tradition orientale comme pour la tradition occidentale, le silence est (...) « indispensable à l’émergence de la personnalité».Ce n’est donc pas simplement qu’il«fait partie» des«communaux»:il est paradoxalement tout aussi nécessaire à leur établissement que l’activité et les dynamiques bruyantes qui prennent place dans ces espaces. Où trouver encore un espace qui m’accorde le répit nécessaire au développement de mes propres processus d’extériorisation et d’intériorisation, quand le silence n’est plus nulle part?Comme l’a très bien relevé Alain Gauthier, si nous avons besoin de signification, la signalétique contemporaine est si omniprésente qu’elle ne génère plus qu’un abrutissement vide de sens, un tonnerre absurde qui empêche toute production sémiotique chez le sujet dépossédé.
À l’évidence, l’architecture est un savoir-faire inadapté à la modernité-liquide. Trop lente, trop chère, trop matérielle, trop mécanique, trop volumineuse, trop figée, trop exigeante et trop peu rentable à court terme:l’architecture est archaïque. Elle est cet art antique magistral et monumental à la fois, un art aujourd’hui mis en ringardise par la technologie toute puissante. (...)
C’est qu’inventer le frigo, c’est rendre archaïques du même ton le cellier, la cave et le jardin d’hiver en tant qu’inventions architecturales différenciées, capables d’offrir des lieux adaptés à la conservation des aliments selon les saisons. Inventer le radiateur et le chauffage centralisé, c’est rendre ridicule la cheminée, aussi bien que l’articulation plurimillénaire des animaux de la grange et des habitations humaines. Inventer l’éclairage et la ventilation artificiels, c’est rendre absurde le besoin de faire des bâtiments de petites épaisseurs, avec des portes et des fenêtres donnant sur l’extérieur : on peut dès lors construire des supermarchés de100m par 100m n’ayant plus aucun rapport avec leur environnement – et que reste-t-ill d’ « architecture»en eux?Inventer la climatisation, c’est rendre antiques les ruelles sombres mais fraîches, les porches et les arcades, les coursives et autres cheminées solaires que l’architecture comme discipline avait mis tant de millénaires à inventer et à peaufiner, etc.
L'hypothèse biorégionale n'est pas qu'il y a sur Terre des superpositions conceptuelles ou spatiales entre "nature" et "culture" (quoi que cela puisse signifier), mais plutôt qu'il y a un intérêt à ce que les sociétés humaines se définissent, se travaillent, se fondent (...) sur des compréhensions plus fortes des singularités naturelles locales, et cessent enfin de se penser comme entièrement autonomes vis-à-vis d'elles.
- "Les territoires du vivant. un manifeste biorégionaliste", Mathias Rollot, Editions François Bourin.
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