L’énergie de la jeunesse se répandait dans mes veines. Un sourire d’enfant éclairait mon visage aux contours arrondis et accueillants. Mais la seule photo qui m’est restée de ce temps, révèle aussi un regard sombre et grave annonçant la détermination sans borne qui était déjà la mienne.
Le voyage sur les chemins arides du Sud de l’Espagne me rendait heureux. Je me sentais libre, livré à moi-même, maître de ma vie. Mais surtout, j’étais responsable du chargement de fûts d’olives et de caisses de légumes qui étaient notre seule source de subsistance et qui n’arriveraient pas sans moi à Jaén. J’aimais ce pays où j’étais né. Depuis plusieurs années cependant, le travail aux champs était devenu plus austère et la vie en Espagne plus rude. Nos terres et nos cultures avaient, par chance, assez bien supporté la sécheresse, et notre famille, au regard de tant d’autres déjà tombées dans la misère, pouvait encore vivre de ses récoltes.
Le Seigneur Abhal tenait à poursuivre la lutte humaniste et pacifique qu’il avait menée toute sa vie afin que les hommes de sa religion puissent vivre en paix avec les Espagnols. Cet homme épris de tolérance croyait encore qu’Arabes, Juifs et Catholiques trouveraient un compromis de vie commune.
Où suis-je donc ? Quelle est cette ville où l’on juge et où l’on tue, où les prêtres sont des criminels ? Tolède, le seul visage que je connaîtrai de toi, c’est ce tribunal où l’on me jugea, où je fus condamnée à attendre la mort. Et cette prison sordide où même les chiens ne pourraient pas survivre, sans lumière et sans air !
C’est la silhouette de ce monstre qui me réveille la nuit, celui qui décida de mon transfert depuis Carthagène jusqu’à cette ville où le roi a installé son tribunal. Son visage que je n’ai jamais pu voir et que je ne verrai jamais sans doute, toujours dans la pénombre. Un être sans expression humaine, dont je n’ai vu bouger fébrilement que l’étoffe de sa robe noire aux larges manches qui engloutissent les derniers espoirs des prisonniers terrifiés.
Une attirance mutuelle immédiate les avait unis tout naturellement. Ils se laissèrent envahir par cette passion qui les abreuva de tout l’amour qu’ils n’avaient plus. Au même rythme et dans les mêmes conditions, chacun d’eux accepta progressivement de vivre en exilé, loin de sa famille et de son lieu de naissance. Ils apprirent ainsi à se suffire l’un à l’autre et les différences sociales et culturelles, qui auraient pu les éloigner, spontanément s’effacèrent. Un amour sans limite les tenait à jamais attachés l’un à l’autre pour le meilleur et pour le pire. Ils se jurèrent fidélité dans un serment fait solennellement devant Dieu dans la petite église de Cazorla et devant Allah dont Abou chanta les louanges au milieu des oliviers.
Le peuple est terrorisé par l’Inquisition, l’idée de la torture les épouvante tous. Moi je n’ai jamais peur et quand je chante je suis même heureuse. Ils disent que je suis une folle, une sorcière, que mes chants sont des blasphèmes et me conduiront en Enfer, ils ont même essayé ce matin de me faire taire en me menaçant, mais les gardiennes qui me connaissent les ont dissuadés, leur expliquant que rien n’y ferait. Ils disent que je suis une illuminée mahométane et que je mérite la mort. Ils disent aussi que je vais servir d’exemple et que toutes les femmes espagnoles seront édifiées par ma condamnation qui leur ôtera le désir de fréquenter les Maures.