Un jour, mon père travaillera sur mon cas. À quoi bon une telle intelligence si elle n'est pas mise au service de l'homme ? Celui qui a découvert les grands principes de l'univers ne peut-il travailler sur mon hémisphère droit ?
(p.48 - Eduard Einstein à propos de son père Albert)
Cet après-midi, un journaliste doit venir m'interroger. Il travaille pour une revue qui s'appelle Construire. Je ne vois pas en quoi je peux lui être utile. Je n'ai rien édifié de solide dans l'existence. Voyez plutôt avec mon frère. Je ne vous en voudrai pas. J'ai perdu mon amour-propre il y a longtemps. Il me semble que c'était pendant une séance d'électrochocs.
La faculté de Zurich est une des meilleures d'Europe. Je reste dans ma chambre à étudier, des semaines entières sans mettre le nez dehors. Mon père me recommande de prendre l'air. C'est commode pour lui. Moi, j'ai besoin de beaucoup travailler. Je ne suis pas Einstein.
Porter un illustre patronyme peut être considéré comme une chance. On croit que la gloire rejaillira sur soi. On se trompe lourdement. Le nom d'Einstein est une charge pour le commun des mortels. Une seule personne possède les épaules assez solides pour supporter un tel fardeau : mon père.
J'ai aussi décidé d'arrêter avec l'idée de poursuivre les études de médecine. J'ai rencontré les psychiatres. Ce sont des ignorants prétentieux. Ils croient avoir la science infuse. Moi, avec ma science confuse, j'en connais plus qu'eux sur ma question.
Pourtant je crois savoir que je n'aurai jamais d'enfants. C'est sans doute la meilleure façon d'éviter d'être père.
Aux dires de maman, cela fait cinq ans que mon père est en Amérique. Il est parti à temps. Sinon on l'aurait emprisonné à Dachau. Dachau n'est pas très loin d'ici. Ç’aurait été unique, deux Einstein internés en même temps, à deux cents kilomètres de distance. Peut-être aurait-on pu regrouper les familles ? Quoique la perspective de passer le restant de mes jours derrière des barbelés au côté de mon père n'a rien de réjouissant. Mais ça n'aurait pas duré si longtemps. Si mon père avait été arrêté, le monde entier aurait essayé de le faire sortir. Tandis que moi, nul ne s'en préoccupe.
Les pères engendrent les fils. Mais ce sont les fils qui rendent père leur géniteur, qui font d'eux des hommes.
Elle suit l'humeur d'Eduard comme un chien en laisse. Parfois, elle a l'impression de mener son maître sur le droit chemin. La plupart du temps, elle se laisse traîner.
On l'a invité en ce mois d'août 1945 à aller à New York pour fêter la victoire. Il a décliné. Il n'est pas question de défiler sous les confettis. Ni flonflons ni fanfares sur la cinquième Avenue.
Pas de bain de foule après le bain de sang. A ses yeux, ce jour ne marque aucune libération. Cette date sonne seulement la fin d'un terrible calvaire. (...) Il n'a rien à fêter. Ce jour survient trop tard. Hitler a promis l'enfer aux juifs. La moitié de la population juive a été exterminée. Hitler a promis sa promesse à moitié. Ce jour marque la demi-victoire des nazis.