La folle d'Itteville

C'est une bonne idée, une idée qui pouvait être féconde, que d'essayer de marier de façon plus étroite qu'on ne l'a fait jusqu'ici le texte et la photographie. Nous avons déjà nombre de collections de romans illustrés par le film. Mais les illustres inconnus qui président à la confection de ces marchandises s'efforcent généralement de choisir et de disposer leurs photos de façon qu'elles présentent exactement le même aspect que les gravures sur acier qui illustrent les premières éditions des Mystères de Paris, d'Eugène Sue. Ils y réussissent d'ailleurs parfaitement. – Georges Simenon a voulu faire quelque chose de bien différent. C'est un homme très actif que Georges Simenon. C'est lui, on le sait, qui, sous le nom de Georges Sim, fournit quelques douzaines de romans par an à diverses collections populaires. Il y a même encore un certain Christian Brulls dont la production ressemble étrangement à celle de Georges Sim, et n'est pas moins abondante. Un pareil déploiement d'activité ne va pas sans quelques à-coups. Il y a des oublis et des erreurs, et des redites dans l'oeuvre de cette trinité littéraire. Dans ce qui nous occupe, la Folle d'Itteville rappelle plus d'une fois par le décor, les situations, l'atmosphère, un autre roman du même auteur : la Nuit du carrefour, précédemment paru.
Au reste, peu importerait si Georges Simenon, qui a réellement beaucoup de talent, avait complètement réussi dans sa nouvelle entreprise. Mais c'est ce qu'on n'oserait affirmer. Certes, il y a des trouvailles fort intelligentes dans les photos qui suivent de très près un texte ramassé et réduit au strict minimum. C'est une bonne idée de nous donner, pour illustrer des aventures nocturnes, des photos presque entièrement noires, où ressortent seulement quelques silhouettes et deux ou trois détails significatifs : par exemple les galons blancs du brigadier de gendarmerie qui se détachent presque seuls dans la nuit noire, sous la lumière crue des phares d'autos, et suffisent à évoquer des idées de crime, de poursuite et de mystère. – Soit dit en passant, le résultat ainsi obtenu nous montre combien sont faux les procédés soi-disant réalistes de tant de romanciers, en honneur depuis Balzac : les descriptions minutieuses de sites ou d'appartements, et les portraits où l'on ne vous fait grâce ni d'une verrue ni d'un bouton de gilet. Tout cela ne correspond aucunement aux impressions réellement perçues et enregistrées par notre rétine, notre conscience, ou même l'objectif photographique : ce que l'on perçoit, ce sont quelques gestes, des silhouettes, un ou deux détails souvent futiles, et c'est tout. Les photos de la Folle d'Itteville sont le plus souvent conformes à ce schéma, et c'est très bien. Par exemple, le narrateur, qui, dans un récit ordinaire, n'aurait sans doute pas manqué de donner son état civil, sinon sa biographie : il reste un personnage anonyme, dans le texte comme dans les images ; on ne le voit que de dos, ou pas du tout ; toute la lumière est distribuée sur le visage des protagonistes ; il n'en reste plus pour lui.
Tout cela est très intéressant. Cependant, si le point de départ est juste et neuf, il n'en faut pas moins relever dans l'exécution ce caractère de hâte et d'inachèvement qui est la tare de toute la production moderne. C'est très bien de mettre en vedette les galons blancs du gendarme, mais pourquoi nous dire dans le texte que ce gendarme a un manteau imperméable dont on ne voit pas trace dans les images ? C'est très bien de rechercher des effets de clair-obscur souvent curieux ; mais il ne faudrait pas abuser du procédé jusqu'à faire de certaines photos une série de taches sans formes et sans signification. Toutes les taches lumineuses devraient correspondre à quelque objet aisément identifiable et réellement évocateur, réellement attaché à la trame du récit, puisqu'elles s'imposent d'abord à l'oeil. Or, dans la photo du cadavre couché sur la route, on aperçoit, juste au-dessus du corps, quelque chose qui ressemble à un chien griffon plus ou moins hirsute. Il faut beaucoup de réflexion pour arriver à se dire que c'est sans doute la tête de la folle agenouillée sur la route, et encore on n'en est pas sûr. Enfin, il faudrait, comme dans toute oeuvre d'art, observer un certain ordre et une gradation. S'il y en a une, c'est une gradation descendante. Les images qui attestent le plus d'originalité et de recherche sont au début ; à la fin on retombe au niveau du roman illustré par le film. C'est tout le contraire de l'art.
L'ensemble n'en constitue pas moins une tentative hardie et originale.
Régis Messac
les Primaires, nov. 1931

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