À la mesure de l'univers

Mais avant cela vient le soir avec un soupçon de ténèbres dans le lointain et l'angoisse se pose sur la grande bâtisse. Ils se sont mis au lit, sous la couette, et tous récitent leur prière, guidés par les femmes, ils remercient Dieu pour la journée, pour le monde, les oiseaux, le soleil, la pluie, le remercient pour tout, que le monde serait triste si Dieu n'était pas là, sans doute se résumerait-il à un abîme de ténèbres, de froid et de cruauté, alors remercions Dieu pour le soleil, la pluie, notre existence, pour avoir la chance d'être allongés là, dans ce grand dortoir, loin sur la lande, remercions-le pour l'alcoolisme de papa, pour les coups qu'il donne à maman, à moi, à mon grand-frère, soyons reconnaissants que maman soit à l'hôpital, que je sois ici, loin de mon beau-père qui ne peut plus me battre, nous te remercions, Dieu, pour ta Création, l'œuvre atteste de l'excellence de l'artisan, amen.
Bonne nuit, disent les nourrices, puis elles ferment.

La vie de l'homme est brève dès qu'il plonge son regard dans le ciel.

Donc, en fin de compte, l'amour n'a rien à voir avec ces je t'aime à mourir, ces you'll always be my endless love, ces tu seras toujours mon amour infini -- mais avec cet instant où quelqu'un sort dans le froid avec une couverture et un bonnet pour qu'une autre personne puisse continuer à contempler les étoiles...

Je ressens quelque chose, me confie Ari, je sais que c'est important, mais je ne parviens pas à poser les mots sur cette sensation, ils se dérobent. Oui, dis-je, les mots sont parfois des oiseaux qui s'effarouchent facilement - peut-être faudrait-il que tu te changes en air si tu veux les toucher.

Du reste, est-il possible de pardonner un coup, surtout quand il est donné par un père, un époux, et au fait, qui a dit qu'il fallait pardonner ? Peut-être que le coup asséné sans réfléchir est finalement beaucoup plus lourd car vous le portez en vous depuis toujours, dans votre sang, comme une corde tendue à l'extrême, comme une colère, un grave déséquilibre, constamment en quête d'un exutoire.

Que ce point soit bien clair avant de poursuivre pour nous engager plus loin et entrer plus profondément dans ce que nous ne comprenons pas, ne maîtrisons pas, mais que nous désirons, redoutons, et dont nous regrettons l’absence, il faut que ce point soit bien clair afin d’avoir en main ne serait-ce qu’une donnée tangible : Nous sommes à Keflavík.

A quoi bon les voitures, à quoi bon le progrès s'il n'existe aucune route où les faire avancer ? Nous le répétons donc afin d'éviter toute méprise, il est certes important de pouvoir accomplir ce dont nous parlions, de transformer en mots le soleil et sa course dans le ciel de l'est, il est certes agréable de voir des journaux publier des poèmes om il est question de mer et d'oiseaux, mais l'Islande connaît un tel nombre de jours difficiles que nous ne saurions permettre de laisser quoi que ce soit nous détourner de notre lutte pour la survie, laquelle est loin d'être gagnée. L'Islande a obtenu son autonomie du Danemark il y a tout juste quinze ans et la perspective de notre pleine indépendance repose sur notre capacité à nous débrouiller seuls, à construire des routes sur les déserts peuplés d'embûches. Si nous rêvons trop et trop longtemps, nous mourrons sans parvenir à sortir de cette pauvreté ni à conquérir l'indépendance.
En résumé ; si nous oublions de tirer le poisson de la mer, ce poisson qui compte de plus en plus et qui, bientôt, sera plus important que l'agriculture, eh oui, qui l'eût cru, nous peinerons de plus en plus à survivre et notre rêve d'indépendance ne se réalisera pas .

Je me suis souvent posé ces questions, reprend Svavar, il attrape deux gâteaux secs, place les deux faces chocolatées l'une contre l'autre pour en faire un sandwich, regarde d'un air las toutes ces calories - à quel moment vit-on vraiment, et pourquoi l'amour se change-t-il en habitude qui apporte à l'être humain plus de sécurité que de bonheur ? Oui, comment se fait-il qu'avec les années, on ait de plus en plus de mal à discerner l'amour de l'habitude - tu ne trouves pas ça terrifiant, doit-on simplement l'accepter ? S'il y a une chose qui devrait être évidente, c'est bien l'amour, non ?
D'ailleurs, n'est-ce pas ce que vous, les poètes, êtes censés nous aider à comprendre, comme ça, en passant, pourquoi les gens peinent tellement à être heureux; je veux dire, à quoi servent les poètes s'ils ne sont capables de nous aider à vivre ?

A quoi servent les poètes s'il ne sont pas capable de nous aides a vivre'

Les morts sont égoïstes, ils s'en vont dormir et nous laissent tout ranger derrière eux, ils nous laissent sur les bras tout leur fatras, que va-t-on faire de ce canapé et de ces fauteuils, des couverts, des chaussettes, de la nourriture dans le frigo. Il faut s'occuper des factures, il faut porter les défunts sur notre dos jusqu'au cimetière. Quel fardeau la mort est pour la vie.