Ce que je trouve exaltant avec
Wallace Stegner, c'est que je ne sais jamais combien de temps durera ma lecture. Je ne peux m'empêcher de relire plusieurs fois certaines phrases, de noter certaines formes de style, de rechercher un ancien mot inusité, de simplement déguster la richesse d'une langue écrite dense mais épurée du moindre superflu.
Facile alors de comprendre que son traducteur
Eric Chédaille mette un certain temps à nous communiquer la version française d'une oeuvre riche trop longtemps laissée sous cloche. Il doit lui aussi souvent revenir en arrière, ne sachant s'il a choisi le bon mot, la bonne tournure de phrase, pour rendre accessible et compréhensible la pensée de l'auteur. Mais le résultat est à la hauteur de la complexité de la tâche. Que ce soit dans le récit, les descriptions ou les dialogues, la fluidité est le maître mot de l'écriture, et tout s'enchaîne à la perfection.
Une littérature classique faisant la part belle à la nature, qui illumine le propos et en devient l'étoile qui scintille au firmament de la vie.
« Laissant Wizard paître l'herbe du fossé, nous nous sommes assis sur un mur de pierres sèches. Odeurs lourdes de pousse et d'humus, où se mêle l'acidité tout automnale de végétaux en décomposition. Rumeur assoupie de mouches et de bourdons. de bruns criquets bondissent à nos pieds. Un chemin ombreux s'ouvre dans les bois sur notre gauche, qui ressemble plus à une trouée naturelle qu'à un passage frayé par l'homme et se referme au bout d'une trentaine de pas. Un muret le longe qui disparaît bientôt au milieu des prunelliers, frênes et peupliers. d'entre ses pierres disjointes sortent des arbres gros comme la cuisse. Tout au bout, là où il est mangé par les feuillages, une poche de soleil où palpite ce qui pourrait être un feu follet : plus probablement un nuage de moucherons ».
Wizard, le vieux cheval de retour qui accompagne les héros, magicien du cheminement intemporel. « A wizard, a true star », me vient l'album de Todd Rundgren plein d'inventivité et de démesure, qui nous ensorcelle encore cinquante ans après sa parution. Je trouve que l'écriture de Stegner est stellaire et fascinante, et comme la musique de Rundgren, en avance sur son temps. Elle triture le classicisme pour y incorporer une dose d'humour et de dérision, qui allège la prose et la rend magnétique.
« Elle estimait qu'il avait été influencé avant la naissance. Conçu lors d'une expédition dans le Sahara, il avait exactement le caractère, y compris l'entêtement, l'oeil mauvais et la voix déplaisante, d'un chameau de bât. (…)
- Qu'est-ce qui vous fait penser que les dromadaires ont marqué Barney ? Lui demandai-je, juste histoire d'entretenir le flux de révélations. Il a une bosse, le palais fendu, quelque chose comme ça ?
- Oh, non, rien de tel ! fit Charity, pavoisant presque, aux anges et hyperbolique. Il est tout à fait beau, vraiment. Seulement, il présente leur disposition grognonne. Leur disposition grognonne et leurs cils interminables ».
Si le temps et l'amitié sont les sujets principaux de l'oeuvre, l'accent du livre est mis également sur des réalités qui nous concernent tous comme la mort ou la maladie. Dès le premier chapitre, le ton du roman est donné :
« Laisser notre marque sur le monde. Au lieu de cela, c'est le monde qui nous a laissé des marques. Nous avons avancé en âge. La vie s'est chargée de nous assagir, en sorte qu'aujourd'hui nous gisons dans l'attente de mourir ou marchons avec des cannes ou séjournons sur des galeries où jadis les fluides de la jeunesse circulaient puissamment, et nous nous sentons vieux, mal fichus et désemparés ».
En lieu sûr peut presque se lire, au-delà de la méditation sur l'existence, la jeunesse et la maturité qu'il recèle, comme une petite leçon de littérature dispensée par un maître en la matière ; Stegner, qui dirigea un quart de siècle durant l'atelier d'écriture de l'Université de Stanford, a ainsi truffé son texte d'auto-réflexions maquillées derrière celles, transparentes, de son personnage.
« Je pense que la plupart des gens possèdent une certaine dose de talent dans un domaine ou dans un autre, les formes, les couleurs, les mots ou les sons. le talent est quelque part en nous comme du menu bois attendant une allumette, mais certains êtres, tout aussi doués que d'autres, ont moins de chance. le sort ne leur présente jamais l'allumette. L'époque n'est pas la bonne ou leur santé est défaillante ou faible leur énergie ou trop nombreuses leurs obligations. Quelque chose fait défaut ».
Enchantements et désillusions se succèdent ainsi et l'on devine dans les cheminements que vivent les personnages une inspiration autobiographique où l'écrivain aigri et bougon se révèle au grand jour, mais délicatement nuancé par une métaphore imagée.
« Cela ne commença pas sous de bons auspices. Cela commença, pour tout dire, par un différend sur fond de saute d'humeur et d'entêtement, un éclat pour une vétille, un peu comme un jour dans un volet par lequel on verrait l'incendie qui ravage l'intérieur de la maison ».
Voilà donc deux couples d'universitaires qui, liés par une amitié en béton armé, ont traversé ensemble la moitié du siècle. Tous quatre sont érudits, cultivés, pleins d'ambitions littéraires et d'idéaux familiaux on ne peut plus classiques ; le narrateur, Larry, raconte simplement leur rencontre, en pleine Dépression, et les parcours parallèles qui les ont amenés à nos jours, avec ce qu'il faut de joies simples, de drames tristes, d'imprévus banals et d'éclats de rire salvateurs.
Quoi d'autre ? Rien, justement : c'est tout le pari de
Wallace Stegner que de parvenir à tenir son lecteur en haleine avec ces quatre vies presque anonymes.
« Pourquoi ne pas écrire quelque chose sur un être humain bon, gentil, présentable, qui mènerait une existence normale dans un environnement normal et s'intéresserait à ce à quoi s'intéressent la plupart des gens ordinaires ? »
Rien de mièvre, de fait, dans cette histoire qui se présente comme une variation sur l'innocence et l'expérience.
Les uns étaient modestes, les autres mondains, mais l'amour de la littérature, le partage des bonheurs et des épreuves de l'existence ont forgé entre eux un lien aussi indissoluble que nécessaire. Au fil des retours sur le passé, Stegner évoque avec force et émotion le flot de la vie et la puissance du souvenir, tandis que s'invite la promesse de la mort.
« Peut-être était-il, comme moi, en train d'imaginer que passait là-haut une part de ce qui avait jadis été la substance mortelle de tante Emily, de George Barnwell ou d'oncle Dwight, absorbée par la racine d'un hêtre au cimetière du village, incorporée dans une faine, dévorée par un écureuil, rejetée dans un pré, passée dans une tige de laiteron, grignotée et assimilée par ce papillon, destinée à être emportée vers le sud pour une longue et hasardeuse migration, happée par un insectivore, ramenée dans le Nord au printemps, déposée dans un oeuf, mangée par un geai chapardeur et incluse dans un nouvel oeuf, précipitée du haut de son arbre par une bourrasque, absorbée par le sol, ressortie en herbe, broutée par une génisse en lactation, une partie se trouvant prédestinée à être, comme Charity l'avait dit, bue au petit déjeuner par ses descendants, une autre déposée dans une bouse pour se fondre derechef dans la terre et, immortelle, en ressortir une fois encore sous la forme d'un nouveau plant de laiteron se préparant à nourrir d'autres danaïdes ».
Il y a, chez cet écrivain, de l'humour et de la tendresse, de la lucidité et de l'emportement, sans maudire, mais pas sans mots dire, - "oriel", ça vous dit quelque chose ? - , tout ce qu'il faut pour donner de la belle littérature.
J'avais déjà lu «
Le goût sucré des pommes sauvages », une bonne entrée en matière sous la forme de nouvelles diverses et variées, «
Lettres pour le monde sauvage » cruel et réaliste pamphlet avant-gardiste sur l'environnement, et «
La vie obstinée », considéré comme son chef d'oeuvre.
Celui-ci est son dernier roman, qualifié de chant du cygne.
Il va rejoindre les précédents, en glissant sur l'onde,
en lieu sûr.