Attention livre addictif !
Si vous êtes insomniaque, vous aurez largement de quoi vous occupez la nuit. Si vous ne l'êtes pas, vous risquez de le devenir !
Un pavé somptueux tenant en haleine le lecteur plus de 800 pages durant, une oeuvre virtuose que l'auteure a mis près de dix ans à produire.
Le Chardonnet, c'est d'abord un petit oiseau délicat mais c'est aussi le titre d'un chef d'oeuvre de Fabritius, peintre flamand du XVIIe siècle, disciple de Rembrandt, représentant ledit volatile enchainé sur un perchoir. Un être vulnérable et enchaîné donc, à l'instar de Théo, le narrateur qui, cloîtré dans une chambre à Amsterdam, revient sur son passé depuis ce jour funeste où sa mère a perdu la vie, victime d'un attentat. Théo présent dans le musée lors de l'explosion, croise en tentant de sortir des décombres, un vieil homme à l'agonie qui lui remet une bague et l'invite à emporter la toile de Fabritius. le tableau va dès lors devenir le fil conducteur du récit.
"Mieux vaut ne jamais être né que d'être né dans ce cloaque."
Malmené par l'existence, Théo va traverser des univers très divers et formidablement dépeints par l'auteure : de l'atelier d'un restaurateur de meubles, un New-yorkais gay, passionné et très attachant, à une zone pavillonnaire en bordure du désert, aux abords de Las Vegas, en passant par l'appartement cossu de l'Upper West Side d'une famille bourgeoise et philanthrope, ou celui de malfrats qui le conduiront jusqu'en Europe, à Amsterdam plus précisément.
Comme il a déjà été souligné à maintes reprises, il y a du Dickens dans ce récit initiatique pourtant très moderne et qui se révèle en fin de compte être véritablement intemporel de par les sujets qui y sont traités, des sujets somme toute universels.
"Quand j'étais petit, âgé de quatre ou cinq ans, ma plus grande peur était qu'un jour ma mère ne rentre pas du travail. L'apprentissage des additions et des soustractions m'aidait surtout à pister ses mouvements (combien de minutes jusqu'à ce qu'elle quitte le bureau ? Combien de minutes de marche entre le métro et la maison ?) et avant même de savoir parfaitement compter, j'étais obsédé par l'idée d'apprendre à déchiffrer le cadran d'une horloge."
"Profonde douleur, que je commence tout juste à comprendre : nous ne choisissons pas notre coeur. Nous ne pouvons pas nous forcer à vouloir ce qui est bon pour nous ou ce qui est bon pour les autres. Nous ne choisissons pas qui nous sommes."
Le Chardonneret est une oeuvre littéraire d'une extrême richesse sur le stress post-traumatique ("Le pire, dans l'explosion, c'était que je la portais dans mon corps - la chaleur et la secousse dans mes os, ainsi que le fracas."), les addictions (au jeu, à l'alcool, aux psychotropes). C'est aussi l'histoire d'amitiés solides, d'un amour impossible ("Parce que dans la partie la plus profonde et la plus inébranlable de mon moi-même, la raison ne servait à rien. Pippa représentait le royaume perdu, la partie non meurtrie de mon être qui avait disparu avec ma mère."), d'une descente aux enfers.
On y trouve également une réflexion sur l'art, le beau, sur la délicate question du bien et du mal, sur la culpabilité aussi.
"Je regarde les visages inexpressifs des autres passagers qui soulèvent leurs porte-documents, leurs sacs à dos, et traînent des pieds pour débarquer et je pense à ce qu'a dit Hobie : la beauté modifie le grain de la réalité. Je continue aussi de penser à la sagesse plus conventionnelle : à savoir que la poursuite de la beauté pure est un piège, une voie rapide menant à l'amertume et au chagrin, parce que la beauté doit être associée à quelque chose de plus profond."
"(…) personne ne pourra jamais au grand jamais me persuader que la vie est un cadeau génial et généreux. Parce que la vérité, c'est que la vie est une catastrophe. L'idée même de devoir être en vie - de devoir chercher de la nourriture, des amis et quoi que ce soit d'autre que nous fassions - est une catastrophe."
"Que fait-on quand on est la victime d'un coeur périlleux ? Que fait-on si ce coeur, pour ses propres raisons insondables, vous mène délibérément vers une nuée au rayonnement ineffable, loin de la santé, de la vie domestique, de la responsabilité civique, vous déconnecte et, au lieu de cela, vous conduit droit vers un éblouissant incendie, tout de ruine, d'immolation et de désastre ?"
Le Chardonneret c'est enfin une écriture précise, presque cinématographique. La façon notamment dont est dépeinte la scène après l'explosion, dans les décombres du musée en est un exemple époustouflant.
Une écriture toute en délicatesse aussi. "Elle possédait la légèreté d'une sauterelle, avec ce qui semblait être le préliminaire curieux et gracieux à un pas de danse ; et elle était enveloppée de tant d'épaisseurs pour se protéger du froid qu'elle ressemblait à un petit cocon coloré doté de pieds." Ou encore: "Mais que dit le tableau à propos de Fabritius lui-même? Rien sur la dévotion religieuse, romantique ou familiale ; sur la crainte respectueuse du citoyen, l'ambition professionnelle ou sur le respect pour la richesse ou le pouvoir. Il n'y a là qu'un minuscule battement de coeur et la solitude, un mur lumineux et ensoleillé, et ce sentiment qu'il n'y aura pas d'échappatoire. le temps immobile, qui ne pourrait être nommé comme tel. Enfermé au coeur de la lumière : le petit prisonnier stoïque."
A l'instar de la tragédie classique telle que définie par
Aristote, ce grand roman provoque chez le lecteur de vives émotions telles que la frayeur, la pitié, la surprise à nombre reprises, à force de rebondissements toujours inattendus et néanmoins crédibles.
"Le temps nous détruisait tous bien assez vite. Mais pour détruire, ou perdre, une chose immortelle – pour détruire des liens plus forts que le temporel – il fallait un découplage métaphysique original, un parfum de désespoir inédit et alarmant."
Le Chardonneret a été couronné du Prix Pulitzer en 2014. A juste titre.