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Critique de dourvach


Ce qu'on attend d'un texte d'Anton TCHEKHOV (1860-1904) ? Oh, tellement, tellement de (belles) choses... Et pas seulement son fameux "nitchevo" – cette version russe du "Faire quelque chose de rien" (selon l'idéal esthétique du tragédien Jean Racine ou les "travaux pratiques" de Guy de Maupassant) comme nous l'indique le traducteur et préfacier Vladimir Volkoff...

Prenons donc exemple de cette longue et célèbre nouvelle (sur les 649 "courts récits et nouvelles" que l'on connait), publiée pour la première fois dans la revue "Severnyj vestnik" ("Le Messager du Nord") en 1888 : "La Steppe. Histoire d'un voyage" / "Степь. Исто́рия одно́й пое́здки", dont l'auteur – comme nous le rappelle Aela dans sa critique de l'année 2012 – , annonçait à l'âge de 28 ans "qu'il était son chef d'oeuvre"...

Ne partageant pas forcément l'enthousiasme d'un "encore jeune" auteur ou plutôt "artisan en formation" (dans un processus de mutation essentialiste, allant donc jusqu'à la réduction au strict essentiel de son art), voici un texte dense à soubassements autobiographiques , très habilement segmenté en huit chapitres, dans le joli déroulé de son Continuum spatio-temporel imprévisible et "aventuresque" – un néologisme évoquant à jamais pour nous le côté picaresque de l'inclassable roman-à-tiroirs ou "roman-feuilleton" de génie intitulé "Manuscrit trouvé à Saragosse" ["Rękopis znaleziony w Saragossie", 1805] du Comte grand voyageur-littérateur Jean POTOCKI...

La notice d'un recueil (dont je puis vous conseiller également l'achat) comprenant une sélection de 111 nouvelles du Maître de Taganrog (sur le rivage nord de la Mer d'Azov, face à la péninsule de Crimée) indique succinctement : "Le récit s'inspire d'un souvenir d'enfance de l'auteur, ravivé par un voyage effectué en 1887". le préfacier Yves Avril dans sa Présentation de la publication en collection "Libretti" ("Le Livre de Poche"-LGF, 1995) est plus prolixe : "L'art de décrire la steppe semble être venue à Tchekhov au cours de l'année 1887. Cette année-là, en effet, il avait décidé de revoir sa ville natale. Parti de Moscou, il était arrivé à Taganrog. Dans le long voyage qui l'y avait conduit, il avait avec émerveillement retrouvé des paysages de son enfance. " Cette édition nous gratifie d'une carte intitulée "Le voyage de Tchekhov à Taganrog (1887)" et, avec son échelle, nous montre le trajet en chemin de fer d'un parcours Taganrog-Moscou de plus de 1.000 kilomètres. Trois extraits de lettre à sa famille et à une amie, datés des 7, 20 et 25 avril... C'est le printemps : la nature exulte. Tout l'enchante : les petits kourganes, le miroitement des rivières, les milans, les alouettes, la lune, les chaumières, les odeurs de ruisseau frais et de sève, "le temps scandaleusement beau"...

Les souvenirs d'enfance bâtissent entièrement cet univers : on est donc proche des purs "noyaux" d'enfance des morceaux du poète prosateur Bruno SCHULZ (1892-1942) tels "Les Boutiques de cannelle", "Le Printemps", "La Rue des Crocodiles", "Août", "La nuit de la Grande Saison", "La dernière fuite de mon père", "Le Sanatorium au Croquemort", la verve de la fantasmagorie schulzienne en moins...

Puisque Tchekhov est un "pur" naturaliste, un homme de la trempe de Guy de MAUPASSANT (Cf. son roman "Bel-Ami", 1885) et de Georges SIMENON (On pourra, pour mémoire, se réabreuver aux sources du dépouillement d'un roman tel son très cruel "Il pleut bergère..." de 1941). Non pas journaliste mais "docteur", Anton Tchekhov a la science ou plutôt l'expérience des corps et des âmes. Les rêveries hallucinées ne sont point de son domaine. Sauf que les "lointains bleus" et les montagnes violettes s'effaçant à l'horizon "l'intéressent" tout de même... Par leur inévitable pouvoir de fascination.

Iégor Momonosov dit "Iégorouchka" sera notre héros : un gamin non pas "Candide" mais simple candidat involontaire au (grand) Voyage... Celui de l'âme et de son jeune corps bientôt exténué par les épreuves et le manque de sommeil (l dort habituellement au sommet de sacs de laine entassés sur un charriot). le chapitre I nous rappelle à la fois les ambiances mélancoliques du (fameux et très riche) "BildungsRoman" de Johann Wolfgang von GOETHE, "Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister" ["Wilhelm Meisters Lehrjahre", 1795-1796], mais aussi le tout premier chapitre de mise en mouvement (très "On the Road" et précurseur...) du court roman initiatique "Scènes de la vie d'un propre à rien" ["Aus dem Leben eines Taugenichts", 1826] de Joseph von EICHENDORFF, les premiers accords mélancoliques des bandes-son (dues à Can et à Jürgen Knieper...) des trois envoûtants "road movies" de Wim WENDERS (né en 1945) : "Alice dans les Villes" ["Alice in den Städten", 1974], "Faux Mouvement" ["Falsche Bewegung", 1975] ou "Au fil du temps" ["Im Lauf der Zeit", 1976]...

Juste la mélancolie. Une mélancolie douce, peu à peu profitable à notre âme... Avec sa sainte amnésie des péripéties et mésaventures précédentes : puisque tout s'efface – comme par magie – dans le mouvement, les cahots de la charrette ou du train qui nous emporte Dieu sait où....

Les descriptions de la Nature dans "La Steppe" sont évidemment moins éloquentes et vibrantes que sous la plume inspirée du conteur Yachar KEMAL (1923-2015 – Cf. "Le Pilier", "Terre de fer, Ciel de cuivre", "L'herbe qui ne meurt pas", "Tu écraseras le serpent", "La légende des Mille Taureaux", "La légende du Mont Ararat", "Meurtre au marché des forgerons", "Tourterelle, ma tourterelle", Salman le Solitaire", "La voix du sang", "La Grotte", ... ) : d'ailleurs, la "Tchoukourova" - ou "Plaine Creuse" de Cilicie chère au prosateur-aède turc, coincée entre "Akdeniz" ("Mer Blanche", autrement dit "Méditerranée"), montagnes du Taurus et Kara Deniz" ("Mer Noire" surmontée de sa Mer d'Azov) - n'est pas si loin ni si différente de la steppe de l'enfance tchékhovienne...

Remarquons une nouvelle fois combien les cent diagnostics incisifs de notre "nature humaine" sont chez notre magicien-conteur russe – comme à l'accoutumée ("Au Royaume des femmes", "La Dame au petit chien", "Une banale histoire"... ) – absolument fiables et tous pertinents.

Ouvrons donc bien plutôt (par son entrée à larges battants) la "Galerie des Personnages"...

Le négociant Ivan Ivanytch Kouzmitchov : pâle "Tonton" cachant sa sensibilité sous sa rudesse desséchée et un sérieux de croquemort (en fait, un rôle de composition)...

Déniska le jeune cocher, immédiatement complice du gamin.

Le vieux père Khristofor, héritier des moines nestoriens de l'église orthodoxe, personnage à la fois profondément bienveillant, épicurien et totalement "parasite" - s'assumant d'ailleurs pleinement dans toutes ses sympathiques contradictions.

Mosseï Moïsséïtch l'aubergiste bien trop servile, matérialiste et démonstratif, sa femme (très soumise, qu'il convoque comme le chien : "Rosa ! Rosa ! le samovar !") Rosa l'épouse, donc, et enfin le frère cadet de l'aubergiste : "Solomone-le-méprisant", assez proche d'un personnage atypique d'un "shtetl" du romancier-nouvelliste Isaac Bashevis SINGER (1902-1991 – Cf. "Le Blasphémateur et autres nouvelles", pour toutes affinités électives). L'auteur fait ici des deux frères "antagonistes" une (pas si aimable) caricature de Juifs ashkénazes, même si les deux personnages s'avèrent sympathiques et pas à prendre au sérieux : on pressent cependant comment Solomone pourra devenir un très virulent Léon Trotski...

Le marchand Varlamov, silhouette galopante entraperçue lors du périple... On en parle beaucoup plus qu'on ne le voit. Il n'est pas sans nous rappeler le fameux Klamm énigmatique du roman "Le Château" ["Das Schloss", 1922/1926] de Franz KAFKA, à la fois médiocre et insaisissable...

Le vieux charretier Pantéléï, alter ego du père Khristofor (se substituant à lui dans son rôle protecteur lorsque ce dernier s'éclipse) : c'est un terrible fabulateur (avec ses trois versions à dénominateur commun imperturbable d'histoires de Brigands-Aubergistes à Longs Couteaux : "L'Auberge Rouge" [1951] de Claude AUTANT-LARA n'est décidément jamais si loin... ). Il deviendra le plus immédiatement sympathique de ces charretiers pas tous très recommandables, bref de ces "gens du peuple" qui seront propulsés sur le devant de la Scène par les événements de 1905-1917...

Enfin, les figures plus "secondaires" des cinq autres charretiers : un jeune Petit-Russien de dix-huit ans (Stiopka), un chantre contrarié et très susceptible (Iéméliane), un naturaliste hypersensible et très colérique (Vassia), une "petite frappe" sans remords (Dymov) et son comparse, un gros abruti qui n'a pas inventé la poudre (Kiroukha) - sur le modèle du "couple" Grand-Coquin et Gédéon du "Pinocchio" [1940] de Walt DISNEY....

Le chapitre VIII conclusif (et ouvert) sera celui des retrouvailles entre le gamin et les deux adultes du début (le tonton et le père orthodoxe) dans une chambre d'auberge : le gamin sera laissé à la garde d'une plantureuse femme du peuple secondée par sa fille... Quelque chose de très émouvant se dégage alors : odeurs, lumières, présences, sentiments mis à nus... Au bout de tant d'épreuves, de peurs et d'éblouissements, le fameux "Catharsis" que l'on ressent d'ailleurs à la fin du somptueux film – très musical – de Wojciech Jerzy HAS "Une histoire banale" ["Nieciekawa historia", 1982] adapté de la nouvelle de Tchekhov, traduite en français alternativement sous les titres "Une histoire ennuyeuse", "Une histoire sans intérêt" ou "Une banale histoire"...

Belle – et jamais banale – nostalgie d'un monde à tout jamais disparu.

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