En onze notices mêlant le subtilement détourné et le foncièrement inventé, une superbe fausse anthologie pour approcher par tours et détours rusés, souvent hilarants, ce que peut bien être la poésie, hier comme aujourd'hui.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/05/21/note-de-lecture-
la-poesie-francaise-de-singapour-claire-tching/
User d'une anthologie de poésie fictive (en dehors de
Victor Segalen, de Guillevic et de
Michel Butor, qui n'apparaissent ici que par de jouissifs et acrobatiques raccrocs, les poètesses et poètes qui hantent ce recueil n'existent pas – ou bien ne correspondent résolument pas à ce qui est dit ici d'elles et d'eux) en pied-de-biche, pour questionner subtilement (l'approche plus frontale ne surviendra que dans les dernières de ces 90 pages) ce que peut et veut la poésie, hier comme aujourd'hui : c'est le stimulant projet confié à
Claire Tching, elle-même hétéronyme de bits et de papier, par un poète français contemporain connu mais ici (un peu) dissimulé. Publié en janvier 2024 chez Æthalidès, «
La poésie française de Singapour » relève bien, comme il est mentionné d'emblée à propos du cartographe narratif Jacques-Nicolas Bellin, de la tératologie littéraire.
Lorsque Roberto Bolaño écrit son anthologie fictive, « La littérature nazie en Amérique », en 1996, il se plonge résolument dans certains miroirs et labyrinthes borgésiens (au premier chef sans doute ceux du « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » de 1940) pour mieux s'en détourner, et inscrire la critique littéraire réelle (par le biais de celle alors simulée) dans un indéniable jeu politique qui ne peut avoir rien, jamais, de désincarné, malgré tous les efforts entrepris par les récits dominants pour le nier. Sur un plan parallèle, mais déjà en apparence plus proche du travail recensé ici, Ivar Ch'vavar et ses camarades, dans leur monumental « Cadavre grand m'a raconté : anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le Nord de la France », ne cherchaient pas en priorité à gloser sur les emblématiques corons, loin s'en faut, mais à insérer un coin robuste (et hilarant) dans notre appréhension du monde par clichés juxtaposés ou emboîtés.
Celui qui s'abrite ici derrière
Claire Tching ne procède pas fondamentalement différemment : derrière la caractérisation des entreprises poétiques, volontaristes ou accidentelles, de l'Amicale jésuite du Pantoum, de Chemmolhi Karpanai Pattiram, de Lu Zaicheng, d'Aimé Nguyen ou de Claire Arago, il s'agit bien de poser des balises, de laisser fluctuer les territoires mouvants de la poésie, de ce qu'elle raconte (on songera peut-être aux récents articles « Pourquoi écrit-on des récits en poésie ? » de
Sophie Martin et « Quand le poème raconte » de
Laurent Albarracin, dans la revue Catastrophes, précisément), de ce qu'elle traduit (sur ce point, le chapitre consacré à Lu Zaicheng est particulièrement redoutable) et de ce qu'elle abrite ; dans le cas spécifique de Singapour – qui dépasse là son rôle initial de prétexte quasiment comique ou de soldat de fortune de la géographie littéraire -, le travail conduit en quelques pages incisives (voyez le chapitre consacré à
Victor Segalen notamment, mais tous les autres ou presque sont concernés) une puissante approche latérale de l'entreprise coloniale jusque dans ses survivances contemporaines.
Il faudra évidemment lire soigneusement, vers la fin du volume, la lettre adressée par
Pierre Vinclair à son amie
Claire Tching, à propos des deux lièvres exotiste et universaliste levés à propos de Guillevic (on aura saisi à un moment qu'il y a anguille sous roche et que – ce n'est pas un véritable secret sur la Toile – l'autrice du présent ouvrage a davantage qu'un peu à voir avec l'un des brûlants animateurs du beau magazine poétique Catastrophes) : en quelques paragraphes bien sentis, on trouvera bien une vive réaffirmation de l'impossible neutralité, de l'équilibre toujours à poursuivre sans doute mais le plus souvent largement illusoire, et de la vocation indéniablement politique, au sens le plus fort et le plus authentique du terme, de la poésie – car poussant plus que tout l'outil du langage dans ses retranchements, dans ses constats d'échec (on en reparlera bien sûr à propos du récent ouvrage de
Claro) et dans ses percées imaginatives.
Les éditions Æthalydès continuent décidément à nous impressionner, en sachant extraire pour nous des merveilles intempestives telles que «
le tango des ombres » de
Jean-François Seignol, la «
Lettre au recours chimique » de
Christophe Esnault, ou encore les «
Seins noirs » de
Charles Watson. Il faut par ailleurs lire sur Sitaudis (ici) ce que Pierre Huglo nous dit de «
La poésie française de Singapour ».
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